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sourire à droite et à gauche ; son aménité résiste même à une autre épreuve ; il perd et sourit encore au lieu de se plaindre. Viatcheslaf Illarionovitch lit peu ; quand il lit, ses moustaches et ses sourcils se relèvent continuellement, et c’est comme s’il s’opérait sur ses traits un flux houleux depuis le menton jusque vers le haut de la tête. On a observé que ce plissement charnu des traits, qui est chez lui l’indice extérieur d’une forte méditation, a lieu plus particulièrement quand il lui arrive (devant ses visiteurs, et non autrement, ~ bien entendu), de parcourir les colonnes du Journal des Débats. 4

A l’époque des élections, il joue un rôle assez considérable ; mais il refuse obstinément, par esprit de parcimonie, les fonctions purement honorifiques de maréchal de la noblesse. « Messieurs, » dit-il ordinairement aux nobles électeurs qui viennent le pressentir là-dessus ; et avec quel aplomb, avec quels airs avantageux et superbes il leur dit cela ! « Messieurs, je suis sensible à l’honneur que vous me faites ; mais j’ai voué à la solitude tous les moments de mes loisirs. · Après avoir dit ces mots, il balance mollement sa tête à droite et à gauche, puis il plonge avec un grand air de dignité son menton et ses joues dans sa cravate. Dans sa jeunesse, il a été attaché comme aide-de-camp à un très-haut personnage, qu’il ne nomme que par son nom de baptême, suivi du nom de baptême du père. On raconte qu’outre ses fonctions d’aide de camp, il avait pris d’ol’fice, sous son général, d’autres fonctions.... mais allez donc prêter l’oreille et surtout donner crédit à de méchants propos ! Tout ce que je dirai, moi, c’est que Khvalinski s’abstenait sagement de parler de son service et de ses campagnes ; c’est étrange, à la bonne heure, mais cela est ainsi, et je l’approuve. Il n’avait jamais fait aucune campagne ; son épée était vierge de sang humain. ·

Le général Khvalinski habite une toute petite maison ; il vit seul ; il est resté étranger aux douceurs de l’état conjugal ; et il doit à cette circonstance de pouvoir jusqu’à présent passer dans le pays pour un parti, et même pour un parti A avantageux. On ne s’en étonnera pas, si l’on prend en con-’

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