Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/256

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— Bon ! mais qu’est-ce que ça me fait a moi ?

— À toi, mauvais petit fou ? Quoi ! tu ne comprendras pas que, si l’illustrissime prince Mikhaïlo llarionovitch n’eût pas chassé le Bonapartichko, aujourd’hui un moucié[1] t’expliquerait ses volontés à coups de bâton sur la nuque ; il avancerait comme ça vers toi, il te dirait : « Bojou, va biéen, comment vous portez-vous ? » Et touck, touck, touck, attrape !

— Et moi je lui flanquerais un grand coup de poing dans le ventre.

— Et lui tout de suite : « Bojou, bojou rr, venné issi ; » et à la teignasse, à la teignasse.

— Et moi aux jambes, aux jambes, un croc dans ses jambes de bouc.

— Oui, pour ça, c’est vrai que le Français a des jambes de bouquin ; mais vois-tu, il te garrotterait les mains.

— Et moi je me débattrais à mort, j’appellerais le cocher Mikhée.

— Tu crois donc que le Frantsouz ne viendrait pas à bout, de Mikhée ?

— De Mikhée ? allons donc, grand-père, vous savez comme Mikhée est fort.

— Eh bien alors, qu’est-ce que vous feriez à l’autre ?

— Nous lui en donnerions sur le dos, sur le dos, sur le dos.

— Et lui, il crierait : « Pardônn, pardônn, pardônn, se vous pléie. »

— Et nous lui dirions : « Non, non, non, point de se vous pléïe, Frantsouz enragé… » et marche.

— Je t’aime comme ça, drôle ; tu es un gaillard, allons, Vacia ! eh bien alors, crie donc : Bonapartichko brigand !

— Et tu me donneras du sucre ?

— Ah, drôle !… »

Tatiane Borissovna voit peu les dames du canton : elles ne viennent pas volontiers chez elle, parce qu’elle ne sait pas les occuper ; elle s’endort au bruit de leur conversation ;

  1. Un monsieur, un Français quelconque.