Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/258

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tout à fait pour elle-même ces mots allemands : « Wie wahr, wie unreflectirt (comme elle est simple) ! » et elle ajouta avec élan : « Souffrez, chère dame, souffrez que je vous embrasse ! »

La vieille demoiselle demeura trois heures pleines chez Tatiane Borissovna, et le travail de sa langue n’eut pas de relâche pour une seconde. Elle s’efforçait d’expliquer à sa nouvelle connaissance, à Tatiane Borissovna, la valeur et le titre de Tatiane elle-même.

Immédiatement après la sortie de la demoiselle, Tatiane n’eut rien de plus pressé que de se mettre au bain, et de là dans son lit où, au lieu de dîner, elle prit trois tasses d’infusion de tilleul, puis elle chercha, et trouva, grâce à Dieu, sur ses oreillers un sommeil réparateur. Mais le lendemain la vieille demoiselle reparut, passa cette fois quatre grandes mortelles heures près de Tatiane tout ahurie, et en s’éloignant promit, hélas ! de revenir chaque jour, chaque jour, entretenir son amie. C’est que, voyez-vous, elle avait résolu de développer et de perfectionner, selon son expression, cette riche nature, et il est bien probable qu’elle serait parvenue à la rendre folle de chagrin, si, après quinze jours d’obsessions, elle n’eût éprouvé un complet désillusionnement à l’endroit de cette intelligence inculte de l’amie de son frère, et si, d’une autre part, elle ne fût tombée éperdument amoureuse, en tout bien tout honneur s’entend, d’un jeune étudiant de passage, avec lequel elle se mit, dès le premier billet, en active et brûlante correspondance.

Depuis les fameux quinze jours de ce supplice, Tatiane Borissovna fut beaucoup plus en garde contre toute ombre de rapprochement avec les dames de son voisinage.

Mais rien n’est assuré à personne sur la terre. Tout ce que je vous ai raconté de l’existence paisible de l’excellente dame campagnarde, j’ai essayé de le rendre aussi présent que possible à votre imagination. Mais c’est malheureusement du passé pour elle ; la douce paix qui régnait dans cette maison a disparu sans retour. Il y a aujourd’hui plus d’un an qu’elle n’est plus seule et qu’elle a sous son toit un neveu, un artiste de Saint-Pétersbourg. Je vais expliquer comment la chose est arrivée.