Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/266

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vitch (mon voisin), en s’adressant à ses compagnons. L’Allemand s’inclina, descendit de cheval, tira de sa poche un petit livre broché, qui était, je crois, un roman de Jean Chopenhauer, et s’assit sous l’ombrage d’un osier sauvage. Arkhippe resta en plein soleil et garda, une heure durant, la même position. Nous fîmes cent détours à travers les taillis, et nous ne trouvâmes pas la moindre trace de roues suspectes. Ardalion Mikhaïlovitch me déclara son intention de se rendre dans la chênaie.

« Bon, lui dis-je ; je vous y accompagnerai d’autant plus volontiers, que j’ai le pressentiment que je ne tuerai rien de tout le jour. »

Nous regagnâmes le préau. L’Allemand mit dans son livre deux ou trois brins d’herbe pour servir de signet et remonta, non sans peine, sur sa détestable jument, qui reniflait sous prétexte de hennir, et ruait furieusement au moindre contact du cavalier. Arkhippe se remua sur sa bête, tira le bridon des deux côtés à la fois, balança ses courtes jambes contre les flancs de la jument, et finit par mettre en mouvement la triste haridelle, qu’il écrasait de son poids. Nous voilà en marche.

Le bois d’Ardalion Mikhaïlytch m’était connu depuis ma première enfance. J’allais souvent à Tchaplyghino avec mon gouverneur français, M. Désiré Fleury, très-excellent homme qui, au reste, a bien failli gâter à tout jamais ma santé en me faisant prendre tous les soirs la médecine de Leroy. C’était un bois consistant en deux ou trois cents énormes chênes, mêlés de quelques frênes géants. Leurs hauts et puissants fûts noirâtres faisaient merveilleusement ressortir la verdure dorée et transparente des coudriers et des sorbiers ; ils les dominaient de leurs tiges droites, et se dessinaient dans l’atmosphère azurée, ou ils étendaient, comme une tente pittoresquement percée à jour, leurs larges branches entrelacées ; éperviers, bondrées, crécerelles et busards planaient, tournoyaient autour des cimes immobiles ; l’épeiche bigarrée forait énergiquement de son bec d’acier l’épaisse écorce du tronc ; le cri retentissant du merle résonnait dans l’épaisseur du feuillage aussitôt après cha-