Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/270

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à terre au village prendre Sélivertytch, et lui-même se rendit au grand galop à l’abattage, où je le suivis.

Nous trouvâmes le pauvre Maxime étendu sur l’herbe ; une dizaine de paysans l’entouraient ; nous mîmes pied à terre. Il ne gémissait presque pas ; de temps en temps il ouvrait les yeux très-grands ; il avait l’air de regarder avec surprise autour de lui et il mâchait ses lèvres bleuies… son menton tremblait ; ses cheveux étaient collés sur son front, sa poitrine se soulevait avec des mouvements inégaux, il se mourait ; la pénombre que projetait un jeune tilleul s’étendait doucement sur ses traits.

Nous nous penchâmes sur lui. Il reconnut Ardalion Mikhaïlytch.

« Monsieur, dit-il d’une voix à peine intelligible, envoie chercher le prêtre ; Dieu devait bien me punir… mes jambes et mes bras sont brisés… C’est… aujourd’hui… dimanche… et moi… moi… tu vois… j’ai fait travailler… ces bonnes gens. »

Puis il se tut ; la respiration lui manquait.

« Mon argent, reprit-il ensuite… ce qui en restera comptes faits, donnez-le à ma femme… à ma femme… Onicim que voici… sait à qui… je dois…

— Mon pauvre Maxime, nous avons envoyé chercher le médecin, dit le jeune seigneur au moribond, peut-être que tu ne mourras pas. »

Il voulut en vain rouvrir la bouche, et il souleva avec effort les sourcils et les paupières.

« Non, je vais mourir, murmura-t-il ensuite… voici, voici la mort, elle est ici. Frères, si je vous ai fait du mal… pardon !…

— Dieu te fasse grâce, Maxime Andréytch ! dirent d’une voix sourde tous les paysans sans exception en se découvrant la tête ; c’est à toi, à toi de nous pardonner. »

Il branla la tête avec les signes du désespoir, se souleva de la poitrine avec angoisse, et s’affaissa de nouveau.

« On ne peut cependant le laisser mourir ici, s’écria Ardalion Mikhaïlytch ; mettez ici les nattes de votre chariot, faisons vite une civière et transportons-le à l’hôpital. »