Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/274

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honnête Capiton enfin, et nous étions déjà en train de rappeler les circonstances de notre dernière chasse, quand tout à coup entra au galop dans la cour une télègue attelée d’un énorme cheval moreau, comme en possèdent seuls les meuniers. Dans la télègue se carrait un homme vigoureux, dont la barbe était de quatre ou cinq nuances, et vêtu d’un armiak neuf. « Ah ! Vacili Dmitrytch ! cria de sa fenêtre Capiton, soyez le très-bien venu ! C’est le meunier de Leoubovchinsk, » ajouta-t-il pour moi, en rentrant la tête dans la chambre. Le paysan, en poussant un soupir bruyant, plaintif et prolongé, descendit du chariot, entra dans la chambre de Capiton, chercha du regard l’image sainte, et se signa, solennellement

« Eh bien ! eh bien ! Vacili Dmitrytch, qu’est-ce qu’il y a de nouveau ? çà mais, vous ne vous portez pas bien ? vous n’avez pas du tout bon visage aujourd’hui.

— Non, Capiton Timoféytch, c’est vrai, je ne me sens pas bien.

— Qu’est-ce qui vous arrive ?

— Écoutez, Capiton Timoféytch, il y a quelques jours, j’allai à la ville, j’achetai des meules et je les amenai à la maison ; quand je dus les décharger dans ma cour, je voulus agir à peu près seul ; j’y mettais toutes mes forces ; et voilà que dans mes entrailles, je ne sais, quelque chose s’est rompu ou dérangé… Que vous dirai—je ? depuis ce maudit quart d’heure, je n’ai plus de force, et aujourd’hui je suis souffrant et bien souffrant.

— Hum ! fit Capiton en absorbant une triple prise de tabac et en regardant fixement le plancher, ça doit être une hernie. Et y a-t-il longtemps que cela est arrivé ?

— Il y a neuf jours.

— Neuf jours !… L’ancien infirmier ouvrit de grands yeux effarés, retint son haleine et branla la tête… Voyons… Ils disparurent derrière une courtine ; en revenant de la, il ajouta : Mon pauvre Vacili Dmitrytch, j’en ai bien du chagrin pour toi, mais cela va très-mal ; tu es gravement malade, et tu ne dois pas songer à sortir d’ici ; j’y mettrai tous mes soins, mais je ne réponds de rien.