Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/280

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cés de la tête, haussait les sourcils, souriait, marmottait : « J’y suis, j’y suis, je comprends ; grandes idées, oh ! grandes idées !… » Cette curiosité enfantine d’un mourant, d’un pauvre hère isolé, exposé chaque jour à être mis à la belle étoile, à mourir sur les chemins… cette ingénuité d’un être si malheureux, m’émurent jusqu’aux larmes. Je ferai observer à mes lecteurs qu’Avenir, à l’opposé de la grande majorité des poitrinaires, ne se faisait aucune illusion sur son mal et ses suites ; et pourtant il ne soupirait point, ne tombait point dans l’abattement, et jamais ne faisait la moindre allusion à son état. Ce n’est que plus tard qu’on reconnut qu’il en avait pleine conscience.

La joie lui ayant rendu quelques forces, il put sans fatigue me parler de Moscou, de nos anciens camarades, de Pouchkine, du théâtre, de la littérature russe ; il rappela nos déjeuners, nos réveillons, les chaudes discussions de notre petit cercle, et il prononça avec le plus tendre sentiment les noms de quelques amis défunts,…

« Tu te rappelles Dacha ? ajouta-t-il enfin ; celle-la avait de l’âme ! oh ! c’était un cœur d’or ! Et comme elle m’aimait ! Que sera-t-elle devenue ? sûrement, après mon départ, elle aura desséché, dépéri, la pauvrette ! »

Je n’osai priver le malade de son illusion sur l’attachement de Dacha pour lui. Le fait est que la belle jouit d’un merveilleux embonpoint, qu’elle est en relation avec des marchands barbus, la maison des frères Koudatchkof et Cie ; qu’elle emploie la céruse et le carmin, qu’elle a le verbe très-haut, l'air insouciant et dégagé, et qu’elle ne se prive pas plus d’un bijou pour sa parure que d’un équipage pour ses promenades.

Cependant, pensai-je en regardant le marasme, l’état d’épuisement de mon ancien camarade, ne pourrait-on pas le tirer de cette maison où il a tant souffert, et où il a la perspective de neuf mois à passer dans une véritable casemate ? Peut-être n’est-il pas incurable. J’abordai la question d’un changement de lieu, mais il me devina et ne me laissa pas même en venir à une proposition formelle.

« Non, frère, merci, me dit-il avec un mélange de sensi-