Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/284

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l’hiver, éclairée de l’intérieur, elle s’aperçoit de fort loin à travers l’épais brouillard de la gelée et tient lieu d’étoile conductrice à plus d'un paysan attardé ou en course. Au-dessus de la porte est clouée une planche bleue, et, comme cette cabane est le kabac, le cabaret, le lieu de ressource de l’endroit, un rendez-vous pour chacun, on y lit cette inscription : Pritynni kabatchok[1]. Il est probable que, dans ce cabaret au sobriquet euphémique, le vin de grain se vend au même prix que dans tout autre, mais on le fréquente beaucoup plus qu’aucun des établissements du même genre dans tout le district. C’est qu’on y a pour hôte le cabaretier Nikolaï Ivanytch.

Nikolaï Ivanytch, naguère beau gaillard bien découplé, frais de visage, à la chevelure frisée, aujourd’hui homme d’une rotondité remarquable, tête grisonnante, figure toujours en nage ; œil animé d’une bonhomie fine, front huileux sillonné de rides tirées au cordeau, est établi à Kolotofka depuis plus de vingt années.

Nicolaï Ivanytch est un homme agile et pénétrant comme la plupart des cabaretiers ; il ne se distingue pas par une politesse particulière, mais sans être bien communicatif il possède le don d’attirer et de retenir chez lui les chalands, à qui il semble agréable d’être attablés devant le comptoir sous le regard calme, mais clairvoyant, du flegmatique personnage. Il est doué d’un bon sens admirable ; il connaît à fond le genre de vie de tout seigneur, celui de tout bourgeois et de tout paysan, aussi bien que l’état de leurs affaires. Dans les conjonctures malheureuses, il y aurait sagesse à le consulter ; mais, en sa qualité d’homme circonspect et égoïste, il ne désire point un si grand honneur ; il préfère, et de beaucoup, rester dans la pénombre de son comptoir ; aussi n’est-ce que par des allusions lointaines et prononcées comme au hasard, qu’il met ses pratiques sur le chemin du bon sens et de la raison, et encore ne le fait-il que pour celles à qui il porte un véritable intérêt. Il se connaît dans tout ce qui est important pour un Russe : chevaux, bétail, bois de

  1. Au petit cabaret (kabatchok) de refuge.