Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/287

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en ébullition l’étang, noir de surface et tout marbré de duvet d’oie, contenu, d’un côté, par une digue près de laquelle, sur une terre broyée et mise à l’état de cendres, les brebis, respirant à peine et éternuant de suffocation, se pressent languissamment les unes contre les autres, et penchent leurs pauvres petits museaux aussi bas que possible comme pour laisser s’écouler par-dessus leurs têtes ces torrents ignés.

J’approchais enfin, exténué de fatigue, de la demeure de Nikolaï Ivanytch, en excitant, bien entendu, chez les petits enfants un étonnement qui tenait de la stupeur ; chez les chiens, un mécontentement, qui s’exprimait par des aboiements si aigus, qu’ils semblaient devoir en crever sur place, car ils se mettaient tour à tour à tousser et à se tordre comme atteints de convulsions. J’arrivai pourtant, et, comme je m’avançais, parut tout à coup sur le seuil du cabaret un homme de haute taille, tête nue, en carrick de drap grossier à longs poils, portant au-dessous des hanches une ceinture de je ne sais quel tissu bleu. Ce devait être un domestique, un laquais des environs ; son épaisse chevelure grise se hérissait en grand désordre sur son visage sec et ridé. Il appelait quelqu’un, et pour cela, à la voix il joignait des mouvements de bras qui s’étendaient avec force de tous côtés, bien plus loin qu’il n’en avait l’intention. Il était évident que cet homme avait des fumées dans la tête.

« Viens ! hé ! viens donc ! bégayait-il en soulevant avec effort ses paupières en bourrelet et ses longs sourcils. Viens, Morgatch, allons ! Eh ! comme tu es, frère ! tu rampes, vrai, tu rampes. C’est mal, sais-tu, très-mal… On t’attend dedans, et toi… toi… tu… rampes. Allons donc !

— Bon, on y va, on y va, » répondit une petite voix chevrotante ; et de derrière la chaumière parut un gros petit boiteux. Il était vêtu d’une tchouïka en drap assez proprette, une manche passée, l’autre ballante ; il avait sur la tête, et enfoncé jusqu’aux sourcils, un bonnet pointu, qui donnait à son visage rond et relevé en bosses une expression fine et railleuse. Ses petits yeux jaunes étaient sans repos ; sur ses lèvres minces courait un sourire contenu et un peu forcé ; son nez long et pointu allait de l’avant comme une proue