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Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/293

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« C’est toi qui tireras, » dit le Dîkï-Bârine en s’adressant à Morgatch.

Morgatch, content de jouer un rôle en tout ceci, sourit, saisit la casquette des deux mains, et se mit à la remuer en l’air.

Il se fit un profond silence ; les deux gros se heurtaient sourdement. Je regardai attentivement les visages ; tous exprimaient l’impatience de l’attente. Dîkï-Bârine lui-même fronça le sourcil ; mon voisin le manant, en souquenille déchirée, avait le cou singulièrement allongé par la curiosité. Morgatch plongea la main dans la casquette, et en retira le gros de l’entrepreneur. L’assemblée soupira ; on allait commencer. Iakof rougit ; l’entrepreneur se passa la main dans la chevelure.

« Je t’avais bien dit, s’écria Obaldouï, que c’était à toi de commencer !

— On n’a que faire de ta langue, et à bas les pattes ! dit le Dîkï-Bârine. Çà, commence, poursuivit-il en s’adressant à l’entrepreneur.

— Quelle chanson est-ce que je chanterai ? dit celui-ci avec un certain émoi.

— La chanson que tu voudras, dit le cabaretier en se croisant lentement les bras sur la poitrine ; on n’exige pas un chant plutôt qu’un autre ; chante ce que tu aimes à chanter, et n’aie souci que de bien chanter ; et nous autres, plus tard, nous prononcerons notre jugement en conscience.

— Ah ! oui, pour ça, en conscience, reprit Obaldouï, et il lécha le bord de son verre vide.

— Frères, laissez-moi tousser un peu, dit l’entrepreneur en jouant des doigts avec la peluche de son collet.

— Bah ! bah ! c’est trop biaiser… commence, » dit le Dîkï-Bârine, résolu à entendre et à ne plus parler.

L’entrepreneur rêva un peu, secoua la tête, et fit quelques pas en avant. Iakof le dévorait des yeux.

Avant de décrire la lutte de chant qui eut lieu en cette occasion, je crois à propos de dire quelques mots sur chacun des personnages de mon récit. La vie de quelques-uns m’était connue avant que je les eusse vus poser ainsi devant moi