Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/298

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de positif, et que lui seul, au fond, pourrait rédiger son curriculum vitæ si toutefois il sait écrire, ce qui est encore son secret. Quant à le faire parler, on a pu s’apercevoir qu’il est, de sa nature, silencieux et passablement morose.

Il reste à se demander de quoi il subsiste ; ce qui paraît certain, c’est qu’il n’exerce aucune profession, aucun métier, aucun trafic ; il ne va chez personne qu’on puisse nommer, il ne recherche la connaissance de qui que ce soit au monde, et pourtant on ne l’a jamais vu sans argent et il ne prend jamais rien à crédit. Comme rien en lui n’indique la modestie, je ne dirai pas qu’il se conduit modestement, mais d’une manière paisible ; il vit en homme qui, indépendant de toute sujétion, a pris le parti, une fois pour toutes, de ne remarquer personne. En parlant de lui, on ne le désignait que par le sobriquet de Dîkï-Bârine, mais en lui adressant la parole directement, on l’appelait Pérévléçof. On n’a jamais observé qu’il travaillât à prendre de l’ascendant sur les petites gens, et pourtant il avait positivement une très-grande influence dans tout le district ; on lui obéissait sans le moindre retard et de bon gré, quoiqu’il n’eût aucun droit à donner des ordres, et qu’il ne laissât même pas soupçonner qu’il eût quelque prétention à la docilité des gens avec qui le hasard le mettait en contact.

Eh bien, il dit un mot, il fait un signe, et il est obéi. C’est là un privilège de la force ; l’idée qu’elle peut avancer fait qu’on recule, l’idée qu’elle peut entraîner fait qu’on vient à elle. Il ne buvait presque point de spiritueux, ne parlait pas du tout aux femmes, mais il adorait le chant, d’hommes ou de femmes, indifféremment.

Ce caractère attirait l’attention bien plus puissamment que toute énigme, que toute inscription, que tout mystère créé à plaisir dans les mille combinaisons qui peuvent jaillir de l’invention humaine ; mais un homme pris en lui-même, et servant de thème à étudier, ce sont des abîmes à sonder, c’est quelque chose comme l’infini, car l’homme vient de Dieu. Il me semble que dans Pérévléçof couvent des forces extraordinaires qu’il tient tristement enchaînées au fond de lui, sachant que si une fois elles se soulevaient et s’élançaient