Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/317

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l’emmener avec moi ; et moi j’y avais déjà pensé. Sa dame était une femme riche, une dame de la plus vieille roche. L’habitation de la vieille dame était à quinze verstes de la mienne. Eh bien ! un beau matin, comme on dit, je fis mettre à ma meilleure drochka mon plus beau troïge[1] ; je mis au timon ma haquenée… oh, oh ! un asiatique comme on n’en voit pas, et que, pour l’éclat de son pelage, j’appelais Lampourdos… Je m’habillai de ce que j’avais de mieux, et je me rendis chez la dame de Matrène.

« Ces dispositions prises pour ménager le premier effet, j’arrive, je vois une grande maison entre deux ailes élégantes, avenue et square devant, grands jardins derrière. Matrène m’attendait dans un certain tournant, elle voulut me parler ; tout ce qu’elle put faire, ce fut de me baiser la main. J’entre dans l’antichambre ; je demande si la dame est à la maison. Un grand laquais bonasse s’avance et me dit : « Comment vous plaît-il d’être annoncé ? — Va, mon brave homme, annoncer M. Karataëf, gentilhomme propriétaire voisin… et dis que je suis venu pour affaires. » Le laquais s’éloigna. J’attends, je pense et me dis : Réussirai-je ? ne réussirai-je pas ? Et si elle allait, la vieille folle, me demander un prix extravagant !… Elle est riche, oui, ça se voit ; elle n’en est pas moins capable peut-être de vouloir de Matrène, par exemple, cinq cents roubles.

« Le laquais reparaît et m’annonce que je suis attendu ; il m’introduit au salon. Là est assise dans un fauteuil une toute petite vieille au teint bilieux, clignotant des deux yeux avec un mouvement aussi rapide que la flèche coureuse de la pendule, qui bat soixante fois à la minute. J’approche, elle me demande tout droit ce que je veux. Vous concevez bien que, sans faire le susceptible, je crus à propos de dire d’abord à la dame que j’étais heureux de la voir, de faire son honorable connaissance. « Vous êtes dans l’erreur ; je ne suis pas, dit-elle, la maîtresse de cette terre ; je suis une parente de la dame, dites-moi ce que vous voulez. — Per-

  1. Troïka, traduit par troïge, pour trois chevaux, comme quadrige pour quatre.