Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/328

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sonne ne vient m’inquiéter à Boubnova ; mais tout cela ne peut durer, cher Peotre Pétrovitch. Votre situation est déplorable, et je ne puis vous voir plus longtemps dans cet état ; mon ami, vous savez bien que je suis incapable de jamais oublier les quatorze mois de bonheur que je dois à votre tendresse, mais le moment est venu où mon devoir est de vous faire mes adieux.

— Que dis-tu, folle ? que dis-tu ? qu’est-ce que c’est que ces adieux ? pourquoi me faire tes adieux ? — Ne vous agitez pas, ne songez qu’à vous, qu’à votre santé ; moi, j’ai connu un bonheur ignoré de mes égales, je vais où le devoir me rappelle ; je vais me livrer à la justice de ma maîtresse. — Sais-tu, ma folle, que je vais t’enfermer au grenier ! Tu veux me perdre, hein ? tu veux me faire mourir de chagrin ?… Eh bien, parle,… parle donc… lève donc les yeux… Quelle est cette nouvelle idée ?… dis. — Je ne veux pas vous être plus longtemps une cause de misère, de ruine peut-être, Peotre Pétrovitch ; je sais ce que vous souffrez, je le vois. — Malheureuse imbécile ! ta maîtresse ! ta maîtresse ! comment te dire ?… Oh ! folle, tu ne sais pas, pauvre folle…

Ici Peotre Pétrovitch sanglota, puis il se hâta d’achever son récit.

« Eh bien, que direz-vous de cela ? reprit-il en frappant du poing sur la table et en s’efforçant de froncer les sourcils, tandis que les pleurs, obstinés à se montrer, ne cessaient de s’échapper en ruisseaux sur ses joues enflammées. La malheureuse est allée se livrer elle-même ; elle s’est enfuie à pied la huit même ; elle s’est rendue à la porte de la dame en suppliante, et elle s’est elle-même livrée…

— Messieurs, vous êtes attelés ! » vint nous dire avec solennité le maître de poste.

Nous nous levâmes, mon compagnon de samovar et moi.

« Et que lui a-t-on fait à cette pauvre Matrèna ? » lui dis-je.

M. Karataëf ne me répondit que par le geste susceptible