Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/335

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que toujours le gage assuré d’une soirée tranquille et sereine après un jour d’intempérie.

Tout pénétré de ces sensations vivifiantes, j’allais me lever et me remettre en chasse, quand mon regard se porta sur une forme humaine qui se tenait immobile à peu de distance de mon fort : c’était une jeune villageoise. Elle était assise à une vingtaine de pas de moi, pensive, la tête inclinée sur la poitrine et les mains sur les genoux ; dans l’une de ses mains, à demi ouverte, était un gros bouquet de fleurs des champs qui, chaque fois qu’elle respirait, glissait presque insensiblement le long de sa jupe à carreaux. Sa chemise blanche, propre, boutonnée à la gorge et aux poignets, allait se perdre en petits plis moelleux autour de sa taille ; un collier de gros grains de verroterie jaune lui descendait à deux étages sur la poitrine. Cette jeune fille était jolie : son épaisse chevelure couleur blond cendré descendait en deux demi-cercles soigneusement appareillés, de dessous un étroit bandeau écarlate posé immédiatement au-dessus d’un front blanc comme l’ivoire ; le reste de son doux visage brûlait de ce beau vermillon d’or qui n’appartient qu’aux plus belles carnations.

Je ne pouvais juger de ses yeux ; elle ne levait pas la tête, mais j’apercevais distinctement ses fins sourcils dessinés comme d’un trait d’artiste à un pouce au-dessus de ses longues paupières moites ; sur l’une de ses joues brillait la trace d’une larme à demi séchée, et une autre larme était descendue presque au niveau de ses lèvres pâlies. L’ensemble de cette tête avait beaucoup de grâce ; le nez était un peu fort, un peu rond ; s’il avait été différent, j’ai la conviction qu’il eût été moins bien. Le plus grand charme de cette figure était dans la physionomie ; l’expression en était si simple, si douce ! elle respirait si bien, dans sa touchante naïveté, la chaste inintelligence de son propre chagrin !

Il était de la dernière évidence qu’elle attendait quelqu’un ; quelque chose craqua sourdement dans le bois ; la jeune fille leva la tête et regarda ; dans la pénombre, je vis passer l’éclair rapide de ses yeux grands, purs, brillants, qu’animait en ce moment le regard anxieux de la gazelle. Elle était