Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/359

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mon parti d’être humble. Avouez donc que vous ne m’avez pas même aperçu.

— En effet, je n’ai pas eu le plaisir…

— Eh ! mais, j’en étais sûr. »

Il se mit sur son séant et croisa ses bras sur sa poitrine ; l’ombre de son bonnet, allongée du décuple, s’étendait, rompue en deux, sur la paroi et sur le plafond.

« Et avouez sans cérémonie, ajouta-t-il en me regardant de côté, que je vous fais tout l’effet d’un grand fou, d’un braque, d’un maniaque. Après cela, convenez encore que vous avez un vague soupçon que peut-être c’est un jeu et qu’il me plaît de simuler l’originalité.

— Vous me forcez à vous répéter que je ne vous connais point, et…

— C’est vrai ; et en ce sens je ne vous connais pas davantage. Pourquoi me suis-je mis ainsi spontanément, contre toutes mes habitudes depuis six années, à parler comme je l’ai fait tout à l’heure à un homme qui m’est tout à fait inconnu ? il n’y a, je vous assure que Dieu qui le sache. (Mon vis-à-vis soupire.) Vous et moi nous sommes ce que les Français appellent des gens comme il faut, égoïstes d’un égoïsme réglé, discipliné ; vous n’avez nulle affaire de moi, ni moi de vous, n’est-ce pas ? Nous ne dormons ni l’un ni l’autre… pourquoi ne ferions-nous pas un bout de conversation ? Je suis dans un accès de parole, et chez moi ces accès-là sont très-rares. Je suis, voyez-vous, timide, ombrageux, pas à la manière des provinciaux, des gens sans grade civil et sans fortune ; je suis timide par surabondance d’amour-propre. Mais parfois, je le vois maintenant surtout, sous l’influence de circonstances favorables, que je ne suis du reste en état ni de définir ni de prévoir, ma timidité disparaît tout à fait en quelques instants, et vous m’êtes témoin du fait à cette heure. Mettez-moi en ce moment face à face avec le Grand Mogol, je lui demanderai sans embarras la permission de goûter son tabac, à supposer que le dalaï-lama soit présent, comme notre honorable hôte qui, par parenthèse, s’est privé de sa tabatière tout le jour d’aujourd’hui, Dieu le bénisse !… Çà, vous voulez dormir, hein ?