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D’UN SEIGNEUR RUSSE. 21

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chaque coup, que la joue droite du pauvre homme en était r toute bouftie. Comment il tirait juste avec une arme d’une invention aussi primitive, c’est ce que le plus fin tireur ne pouvait comprendre, mais il ne manquait, pas son coup. Il était aussi maître et seigneur d’un chien qui répondait au nom de Valetka, et qui était une merveilleuse créature ; Ermolaî ne lui donnait jamais rien à manger. « J’irais nourrîr un chien couchant ! quelle idée ! d’ailleurs mon chien a plus d’esprit que les autres, il pourvoit à ses repas, et je n’ai rien avoir là. » Ainsi raisonnait Ermolaï ; et en effet Valetka, tout en frappant même l’œil le plus indifférent par son extrême maigreur, vivait, et vivait depuis bien des années, ne disparaissait jamais assez longtemps pour qu’on s’inqui-étât de lui, et qu’on le soupçonnât de vouloir abandonner son maître. Une fois, une seule fois, il était alors jeune et dans l’effervescence des passions, il fit une absence de deux jours, mais, je le répète, il ne commit cette escâade qu’une fois. Le trait distinctif du caractère de Valetka, c’était une complète indifférence pour toute chose au monde ; s’il ne s’agissait pas d’un chien, je dirais qu’il était tombé de bonne heure dans le désenchantement. Il se tenait habituellement couché la queue ramenée sous lui ; il reniflait et frissonnait de temps en temps, mais jamais, au grand jamais, il ne souriait (on sait, je pense, que les chiens sourient, et même très-agréablement, soit dit par parenthèse). Disons tout de suite qu’il était ignoblement laid, et que pas un domestique mâle ou femelle ne laissait passer l’occasion de s’égayer sur son fâcheux extérieur. Valetka recevait ces sarcasmes avec une philosophie digne de plus d’égards. Lui arrivait-il, par suite d’un faible qu’on ne trouve pas seulement chez les chiens, d’avancer un peu son nez affriandé dans l’entre-bâillement d’une officine seigneuriale pour en aspirer les émanations, sa vue mettait en féte les cuisiniers, qui d’abord désertaient leur besogne, et avec de grands cris et des termes à ébouriffer toutes les académies, s’élançaient à la poursuite du pauvre animal. A la chasse il était réellement infatigable et avait le flair assez bon ; mais si le hasard le faisait tomber sur un fièvre blessé, incapable de lutter avec lui de vitesse, il ne