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Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/373

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ce n’est pas sans dessein, car c’est dans ce fourré de framboisiers, autour de ce clumb, sur cette terrasse, dans ce salon, que se joua toute la tragi-comédie de mes dernières amours. La dame était par elle-même une méchante bârynia de province, une vraie pie-grièche sans plumes, la gorge toujours pleine de criailleries discordantes, l’œil de regards venimeux et despotiques. L’aînée des filles de cette dame, Mlle Croyance (Véera), était ce que sont en général toutes les demoiselles de nos provinces, de nos districts éloignés de tous les centres ; la cadette Sophie… qui dit Sophie dit sagesse, n’est-ce pas ?… c’est de Sophie que je tombai amoureux. Les deux sœurs avaient une chambre à elles ; là, outre deux lits de bois, propres mais sans luxe, on voyait des albums dont les reliures étaient jaunies par le temps, des pots de réséda, des portraits d’amis et d’amies assez mal dessinés au crayon, deux statuettes, l’une de Goëthe, l’autre de Schiller, des livres allemands, des guirlandes et des couronnes de bleuets depuis longtemps desséchés, et quelques autres menus objets laissés en souvenir par des absents. Au nombre des portraits dont j’ai parlé se distinguait celui d’un monsieur qui avait une physionomie extraordinairement énergique et une signature encore plus crâne que l’air de sa figure ; c’était le portrait d’un homme qui dans sa jeunesse avait donné de lui les plus hautes espérances, et qui, comme nous tous, hélas ! avait fini par ne plus rien donner du tout. C’était une chambre où j’entrais fort rarement et vers laquelle rien ne m’attirait, où, tout au contraire, je ne sais quoi de mystérieux m’oppressait la poitrine.

« Par une singularité assez étrange, ce n’était pas quand j’étais face à face, mais bien dos à dos avec Sophie, qu’elle me plaisait, ou lorsque, sans la voir, sans la toucher du coude, sans même qu’elle fût présente, je rêvais à elle, je l’idéalisais à loisir, surtout le soir, sur la terrasse. Livré seul à mes pensées je regardais alors et les splendeurs du couchant, et les arbres et les petites feuilles vertes, déjà baignées d’ombre, mais se détachant à merveille sur la teinte rosée du ciel. Souvent Sophie, à cette heure-là, se tenait au salon devant le piano, jouant une phrase de Beethoven, à la