Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/389

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du défunt aucune trace d’hypothèques sur ces terres. Le défunt avait dévoré les dix-neuf vingtièmes de ce qui lui restait de son domaine patrimonial, et cela d’une manière bien étrange : il avait été victime de l’entente économique. En effet, suivant lui, il ne convenait pas à un dvoreanine[1] de dépendre des marchands, des habitants des villes ni de tous les autres brigands de cette espèce, selon son expression ; et il établissait successivement chez lui tous les métiers, tous les ateliers, toutes les fabriques possibles. « C’est, disait-il, plus séant et moins cher, c’est la de la véritable entente économique ! » Ces belles idées furent sa chère marotte jusqu’à son dernier soupir ; elles le ruinèrent, mais il eut des jouissances et se passa toujours toutes ses fantaisies.

Entre autres inventions, il fit exécuter sur ses dessins une si colossale voiture de famille, que, malgré les efforts collectifs des chevaux de tout le village convoqués là avec leurs possesseurs par voie de réquisition, la maison roulante, au premier cahot, fut renversée et couvrit de ses membres épars une assez grande étendue de terre. Sur ce lieu même, après le déblai, Eréméï Loukitch (ainsi se nommait le père de Panteléï Eréméitch) fit ériger un monument, et ne s’affligea pas autrement de la déconvenue.

Il eut aussi l’idée de construire une église, idée persistante qu’il mit à exécution, il fit le plan de l’édifice et procéda lestement à son érection ; il va sans dire que nul homme spécial ne fut consulté. Eréméï ne pouvait pas même soupçonner qu’un misérable bâtisseur de profession pût en remontrer sur aucun point à celui qui avait l’idée, le plan et les moyens, le tout réuni dans sa tête et sous sa main. Il brûla toute une forêt pour faire des briques (des briques superbes) ; il posa de larges fondements, qui comprenaient en effet un espace suffisant pour une cathédrale ; lui-même fut bien un peu frappé du grandiose des proportions lorsqu’il vit les murs s’élever ; mais comme on ne se reproche guère ses inclinations au grandiose, il ordonna qu'on procédât à l’érection des voûtes de la nef, puis de la coupole… La coupole tomba, emportant

  1. Dvoreanine, gentilhomme russe.