Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/402

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suisse, en ces termes, si familiers à l’oreille de chacun, d’un bout du monde à l’autre bout : « Parlez-vous français, monsieur ? » il répondit de l’air d’un homme qui marche pieds nus sur des têtes de clous : « Jé né comprenn… pas… cé… dé vous parlé… » Cependant il savait qu’il y avait eu dans le monde un Voltaire, qui était un écrivain bien spirituel, et que Frédéric le Grand, roi de Prusse, qui n’avait pas moins d’esprit à sa manière, s’était en outre distingué dans un grand fouillis de guerres, toutes terminées à son avantage. En fait de grands esprits russes, il estimait Derjâvine, et il aimait Marlinski, au point d’avoir donné à son meilleur chien le nom d’Ammalat-Bek[1].

Quelques jours après ma première rencontre avec les deux amis, je crus devoir aller à Bezçonovo faire visite à Pantéléi Eréméitch. On voyait de loin sa modeste habitation, crânement placée et isolée sur une hauteur à un demi-kilomètre du village, comme le faucon suspend son aire au-dessus des bas prés, son domaine. Tout l’enclos particulier de Tchertapkhanof ne comptait que quatre toits : la maison, l’écurie, la remise et le bain d’étuves. Ces quatre bâtiments se détachaient vigoureusement à la fois sur le ciel et sur l’aride monticule qui leur servait de base, et l’on ne distinguait ni fossé, ni palissade, ni haie vive, ni portes, ni barrières qui indiquassent au moins une limite quelconque à cette habitation seigneuriale.

Je trouvai, en arrivant, près d’un hangar attenant à la remise, une demi-douzaine de chiens maigres et très-ébouriffés occupés à ronger le cadavre d’un cheval, d’orbassan, je suppose. L’un d’eux souleva un moment son museau sanguinolent, et eut l’air de vouloir aboyer, mais, toute réflexion faite, il se remit à la curée. Près de ce groupe très-prosaïque se tenait un garçon de dix-sept ans, à figure jaunâtre et boursouflée, à peu près habillé à la cosaque et nu-pieds ; il regardait d’un air dictatorial les chiens confiés à sa garde, et de temps en temps il réprimait, à l’aide

  1. Personnage d’un poëme de Marlinski qui est le pseudonyme du fameux Bestoujef, mort au Caucase après avoir passé bien des années en Sibérie par suite du libéralisme de ses opinions.