Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/412

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précède le jour, a soufflé, et le disque enflammé du soleil s’élève sensiblement. La lumière dore tous les sommets, puis les versants, puis pénètre dans les vallées ; c’est un déluge de clartés ; le cœur bondit en vous comme l’oiseau dans la feuillée : vous sentez fraîcheur, joie, bien-être !… Tout est devenu visible à l’entour ; le village au delà du bois ; là-bas, bien plus loin, un autre, que domine une église blanche ; là-haut une boulaie sur les monts, et à côté de vous un marais vers lequel vous vous dirigez.

En avant ! chevaux, en avant ! au grand galop, en avant ! Il reste à franchir trois kilomètres à peine.

Le soleil s’élève rapidement ; le ciel est pur, la matinée sera magnifique. Le troupeau d’un village, dans son long et lent défilé, vous a fait perdre quelques minutes. Vous gravissiez une montée, vous voici tout au haut… Quelle vue ! la rivière vous découvre dix verstes de ses gracieux méandres et bleuit à travers le brouillard ; au delà s’étendent de vertes prairies où la rosée a versé tout son écrin ; au delà des prés est un rideau de monticules à pentes douces ; au loin, une volée de vanneaux babillards tournoient en l’air au-dessus du marécage. À travers le fluide éclat répandu dans le ciel, le lointain ressort nettement, ce n’est pas comme en été. Que la poitrine respire librement ! que les membres ont de souplesse ! que l’homme sent en lui se déployer de force, lorsqu’il est ainsi enveloppé de la fraîche haleine du printemps !…


II.


Et une matinée d’été, en juillet ! Il n’y a que les amateurs de chasse qui sachent apprécier le plaisir d’errer à l’aurore dans les taillis. La trace de vos pieds laisse une empreinte verte sur l’herbe blanche de rosée. Vous écartez l’humide feuillée, vous êtes à l’instant saisi par la chaude senteur qui s’y est concentrée immobile dans le cours de la nuit ; l’air est tout imprégné de la fraîche amertume de l’absinthe, des douces exhalaisons du blé noir et du trèfle. Au loin, semblable à de hauts remparts, s’élève une chênaie qui