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D’UN SEIGNEUR RUSSE. 55 ’

mal, la pauvre fille. Alexandra Andréevna s’était sentie bien mal toute la soirée, elle avait été en proie à la fièvre. Jusqu’à minuit elle n’avait pas eu un ·moment de calme ; à minuit elle s’assoupit, du moins elle est étendue immobile. La lampe brûle faiblement devant la sainte image. Ma tête s’incline, et voilà que je sommeille aussi. Tout àcoup je me sens heurté, je tourne la tête du côté d’où était venue la ’ secousse.... J’ai devant moi Alexandra, les yeux grands ouverts fixés sur moi, la bouche ouverte, les joues enflammées. « Qu’est-ce que vous avez ?— Docteur, je vais bientôt mourir, n’est-oe pas ’ !—Qu’est-ce quevous dites donc ’ Ià ?—Non, docteur, non, de grâce, n’alle-z pas me’dire que je puis encore vivre.... ne dites pas cela ; si vous saviez.... Écoutez-moi, et, pour l’amour de Dieu, ne me cachez pas ma vraie position. »·

V ·· Elle ajouta en précipitant les paroles : · Si je sais pour sûr que je suis tout à fait à la mort, je vous dirai toùt, tout ce que j’ai là. Ecoutez, tout à l’heure, je ne dormais point ; il y à une bonne heure que je vous regarde. Au nom de Dieu, je vous crois, vous êtes un homme bon et sincère, je vous adjure, par tout ce qu’il y a de sacré au monde, de me dire la vérité ; vous ne vous imaginez pas combien c’est important pour moi ;’allons, docteur, ditesmoi bien nettement que je suis en danger, hein ? — Mais qu’est-ce que vous voulez donc me faire dire la ? - Je vous en supplie au nom du ciel. — Eh bien, je ne puis vous dissimuler qu’en effet vous n’étes pas hors de danger, Alexandra Andréevna ; mais Dieu est bon et.... — Je mourrai, je mourrai !... » Etelle se réjouit, sa figure s’épanouit, elle devint toute gaie, d’une gaieté qui m’effraya beaucoup. « Ne vous alarmez pas, je n’ai aucunement peur de la mort. »· Elle se souleva un peu, se fit un appui de son coude gauche, et reprit : •· A présent, c’est bien ; à présent je puis vous dire que jevous suis très-reconnaissante, que vous êtes un homme bon. un homme très-bon, et que je vous aime.... »· Je la regardai d’un regard d’insensé. ·· Je vous aime, entendez vous ? je vous aime. — Alexandra Andréevna, par quoi aurais-je pu mériter’ !... — Vous ne me comprenez pas....