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D’UN SEIGNEUR RUSSE. ’ 59

Nous jouâmes une préférence bien modeste, à un kopeck ’ le point. Trifon Ivanovitch me gagna deux roubles et demi, et sortit de chez moi un peu tard, mais tout enchanté de sa victoire.

V.

Mon voisin Radîlof. ’

En automne, les bécassines se tiennent souvent dans les vieux jardins plantés en allées de tilleuls. Nous avons beaucoup de ces jardins-là dans le gouvernement d’Orel. Nos pères, dans le choix qu’ils faisaient d’un emplacement pour s’y construire une demeure, ne manquaient pas de jalonner un bon terrain de deux arpents pour y planter leur verger et le sacramentel tilleul en longues allées. Au bout de cinquante ans, de soixante-dix au plus, ces enclos, ces habitations, ces nids à gentilshommes, disparaissaient de la face de la terre ; les bâtiments vermoulus se vendaient pour être démontés et emportés par charretées, les dépendances construites en brique se changeaient en monceaux de débris, les pommiers mouraient sur pied et tombaient sous la hache, les vieilles palissades de tout genre s’en allaient pièce à pièce on ne sait comment. Les seuls tilleuls continuaient de croître et de prospérer, et aujourd’hui, entourés de champs labourés, ils révèlent à notre génération étourdie · les pères et les frères qui ont joué et reposé sous leur ombre. C’est un bel arbre que ce beau grand tilleul séculaire ; il est ménagé, respecté même par la hache impitoyable du paysan russe. Il n’a pas une feuille bien large, mais il étend à l’entour un si grand nombre de bras feuillus, qu’il y a toujours un doux ombrage à trouver sous cet arbre. Un jour que j’errais avec Ermolaï à travers champs, en I. Un centime. —.