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j D’UN SEIGNEUR RUSSE. · 65

et chaud, était, ce semble, pénétré ·d’outre en outre et tout imprégné d’un unique sentiment. Il est un point qui ne pouvait, certes, manquer de me frapper dans l’étude de curiosité que je faisais de mon voisin : il m’était impossible de découvrir en lui qu’il aimât rien de ce qui passionné ses pareils ; qu’il eût du goût ni pour la table, ni pour le vin, ni ’ pour la chasse, ni pour les rossignols de Koursk, ni pour les pigeons épileptiques, ni pour la littérature russe, ni pour les surtouts à brandebourgs, ni pour les cartes ou pour le billard, ni pour les soirées dansantes, ni pour les courses à travers les villes de gouvernement et les capitales, ni pour les fabriques v de papier, ni pour le sucre de betterave, ni pour les pavillons bariolés des parcs ou des jardins, ni pour le thé, ni pour les bâtisses, ni pour l’orgie, ni même pour le luxe des gros cochers, qui portent leur ceinture à la hauteur de Vaisselle ; ces magnifiques cochers si prisés, chez qui les yeux, Dieu sait pourquoi, saillissent de la tête à chaque mouvement de leur cou.

Quel gentilhomme russe campagnard est-ce donc là ? me dis-je enfin. Et cependant il ne faisait nullement l’effet d’être un homme sombre et mécontent de son sort sur cette terre ; au contraire, on respirait autour de lui comme une. atmosphère de bienveillance universelle, de disposition, même en quelque sorte choquante, à faire entrer dans son intimité le tiers et le quart, ou ce qu’on appelle le premier venu. Au fond, quiconque avait un peu de pénétration pouvait s’apercevoir qu’il n’était pas capable de se lier de bonne et franche amitié avec qui que ce fût ; non qu’il n’éprouvât le besoin d’être en contact avec les autres hommes, loin de là ; mais toute son âme se trouvait pour un temps concentrée en dedans de lui. En analysant de la sorte M. Radîlof, je ne pouvais sans doute me le représenter comme heureux ni dans le présent ni dans l’avenir. Ce n’était pas ce que nous appelons un bel homme ; mais dans son regard, dans toute sa personne, était contenu quelque chose de fort attrayant ; j’ai dit à dessein contenu. Quand on l’avait vu, on devait, au premier abord, désirer de faire sa connaissance et se sentir disposé à l’aimer. Sans doute, de loin en loin 126 •