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avait l’esprit assez indépendant, mais par habitude. Par exemple, il n’aimait pas les équipages à ressorts, parce que leur mouvement trop doux lui affadissait le cœur ; il faisait ses courses sur la drochka ou sur un petit chariot doublé de cuir, et il guidait lui-même son excellent bai (il ne tenait que des chevaux bais). Son cocher, jeune gars au teint de pêche, la chevelure coupée en cloche, avec son armiak gris, son petit bonnet de mouton et sa ceinture de lanière, était respectueusement assis à sa droite sur le coussin de cuir. Ovcianikof faisait toujours la sieste, allait au bain le samedi, ne lisait que des livres de piété, ses lunettes d’argent gravement posées sur le nez, se couchait et se levait de bonne heure. Cependant il ne portait ni la barbe ni la chevelure à la russe ; la propreté y gagnait, la majesté de sa figure n’y perdait pas. Il recevait ses visiteurs cordialement, mais sans prévenances exagérées, sans vouloir les bourrer de fruits secs et de salaisons.

Ma femme, disait-il à demi-voix de sa place, en se tournant un peu du côté de sa compagne, offre donc quelque rafraîchissement. ».

Il tenait pour un gros péché de vendre son blé ; en 1840, année de cherté effroyable et de disette, il distribua dans les environs toute sa réserve aux propriétaires et aux paysans des domaines dont les maîtres étaient absents et les intendants à bout de moyens. L’année suivante tous vinrent avec une vive reconnaissance acquitter leur dette en nature. Les voisins d’Ovcia11ikof recouraient souvent à son arbitrage dans leurs différends, parfois très-acharnés, et presque toujours ils se calmaient à sa voix, écoutaient ses conseils, ct. le cœur un peu gros mais l’esprit dompté, se soumettaient à sa sentence. Beaucoup, grâce à lui, ont terminé de longues et furieuses querelles de limites ; mais après deux ? ou trois algarades de la part de dames nobles, il déclara qu’une fois pour toutes il renonçait à jamais se porter médiateur entre les personnes du beau sexe. Il ne pouvait souffrir la hâte, la pétulance. les cris, Yexubérance des paroles et l’agitation. Un jour le’feu éclata chez lui ; un de ses ouvriers se précipita comme un désespéré dans sa chambre en criant :