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D’UN SEIGNEUR RUSSE. 81

honte pour tous les assistants et pour moi-même, je n’y pouvais plus tenir et je songeais à m’enfuir. Mais voilà que notre Alexandre Vladimirovitch se lève et laisse apercevoir son désir d’être entendu. L’arbitre aussitôt se met en quatre, et 4 va de groupe en groupe : « Messieurs, messieurs, silence de grâce ! Alexandre Vladimirovitch veut parler à l’assemblée. » Il faut rendre justice aux gentilshommes, tous s’empressèrent de faire silence ; je ne puis vous rapporter qu’en gros ce qu’il a dit, mais vous en aurez une idée : « Pardon, messieurs, mais il me semble que nous avons à peu près perdu de vue l’objet pour lequel nous nous trouvons rassemblés : il s’agit d’une exacte répartition, d’une bonne dé l’imitation des terrains. Une telle œuvre est incontestablement avantageuse aux possesseurs de terres ; mais, dans la pensée générale, quel en est le but ? c’est d’améliorer la situation du paysan, d’alléger son labeur, de régler après cela plus équitablement ses charges. Nous le savons tous, c’est aujourd’hui un grand mal que le cultivateur de la terre ne sache pasiluimême quel champ il a à cultiver, et que bien souvent il aille labourer à cinq verstes de sa chaumière.... Que demander à œt homme-là ’Z C’est, ajouta-t-il, un devoir sacré, trop longtemps négligé, de soulager le paysan, d’assurer son bienêtre et de travailler en vue de ce résultat avec courage et persistance ; car enün, à le bien prendre, leurs avantages et les nôtres sont identiques ; ce qui leur est bon nous est. bon, ce qui nuit à l’a.agriculteur nous nuit nécessairement. Ce serait donc, dit-il, de notre part une conduite déraisonnable et même coupable de batailler sur des vétilles. »· Et il allait, il allait.... Ah ! comme il a bien parlé ! Je vous assure que cela allait droit au fond des âmes. Les nobles étaient tout contrits ; et quantà moi, j’ai, ma foi, pleuré. Vrai, dans les vieux livres vous ne trouverez pas un discours de cette force-Ià ; il n’y en apas, il n’y en a jamais eu. ’

Mais comment cela a-t-il fini ? Lui-même, il refusa de laisser partager quatre arpents de marécages moussus, et il ne voulut pas non plus les vendre. Il dit : « J’emploierai mes gens à les dessécher et j’établirai là, d’après les nouveaux procédés, une grande fabrique de drap ; c’est un espace qui me tient au 126 I

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