Page:Tourgueniev - Pères et fils.djvu/144

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qu’on s’en occupât. On pourrait encore faire de cette nature là ce qu’on voudrait, tandis que l’autre !…

Arcade ne répondit pas à Bazarof et chacun d’eux se coucha avec des idées à soi dans la tête.

Madame Odintsof pensa aussi ce soir là à ses hôtes. Bazarof lui plaisait par l’absence complète de prétentions, voire même par ce qu’il y avait de tranchant dans ses jugements. Il était pour elle quelque chose de tout à fait nouveau, et elle était curieuse.

Madame Odintsof était une personne assez étrange. N’ayant aucun préjugé, ni même de croyances bien fortes, elle ne reculait devant rien et n’avançait guère. Elle voyait clairement beaucoup de choses, beaucoup de choses l’intéressaient, et rien ne pouvait la contenter ; je ne sais même si elle souhaitait une entière satisfaction. Son esprit était à la fois curieux et indifférent ; jamais ses doutes ne s’effaçaient jusqu’à ne point laisser de traces, et jamais ils ne devenaient assez forts pour la troubler. Si elle n’avait pas été riche et indépendante, peut-être se serait-elle jetée dans la mêlée et aurait-elle appris à connaître les passions… Mais son existence était douce, quoiqu’il lui arrivait parfois de ressentir de l’ennui, et elle continuait à vivre au jour le jour, sans agitation et sans hâte. Des images trop séduisantes se peignaient quelquefois involontairement à ses yeux ; mais lorsque l’image avait disparu, elle retombait dans sa quiétude et ne regrettait rien. Son imagination dépassait