Page:Tourgueniev - Pères et fils.djvu/207

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— Dans ton enfance, reprit Arcade après un moment de silence, on ne t’a pas mené sévèrement ?

— Tu connais mes parents : ce ne sont pas des croquemitaines.

— Tu les aimes beaucoup, Eugène ?

— Oh oui, Arcade !

— Ils ont tant d’affection pour toi !

Bazarof ne répondit pas.

— Sais-tu bien à quoi je pense ? dit-il enfin en mettant ses bras sous sa tête.

— Non ; parle.

— Je pense que la vie est très-douce pour mes parents ! Mon père s’intéresse à tout, quoiqu’il ait soixante ans ; il parle de moyens polliatifs, traite des malades, fait de la générosité avec les paysans ; il s’en donne à cœur joie. Ma mère ne peut pas se plaindre non plus ; sa journée est tellement remplie de toutes sortes d’occupations, de « oh ! » et de « ah ! » qu’elle n’a pas le temps de revenir à elle ; et moi…

— Et toi ?

— Et moi je me dis : Voici que je suis couché près de cette meule… L’emplacement que j’occupe est si infiniment petit comparativement au reste de l’espace où je ne suis pas, et où l’on n’a que faire de moi, et la durée de temps qu’il me sera donné de vivre est si peu de chose à côté de l’éternité où je n’ai pas existé et où je n’existerai jamais… Et pourtant, dans cet atome, dans ce point mathématique, le sang circule, le cer-