Page:Tourgueniev - Pères et fils.djvu/304

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est donnée. — Explique-moi ce que c’est que votre mir[1], lui demandait Bazarof ; est-ce celui qui repose sur trois poissons ?

— C’est la terre qui repose sur trois poissons, répliquait le paysan d’un ton convaincu et en donnant à sa voix une mélopée patriarcale et naïve ; — et chacun sait que la volonté seigneuriale est toute-puissante contre notre mir ; car vous êtes nos pères. Plus le maître est sévère et plus le paysan est aimable.

Un jour qu’il venait d’entendre un pareil discours, Bazarof haussa les épaules avec mépris et se détourna du paysan qui regagna tranquillement son toit.

— De quoi t’a-t-il parlé ? demanda à ce dernier un autre paysan, homme entre deux âges, à la mine rébarbative, et qui l’avait vu du seuil de sa porte causer avec Bazarof ; est-ce des redevances en retard ?

— Ah ! bien oui ! reprit le premier paysan, et sa voix n’avait plus trace de mélopée patriarcale ; elle laissait percer, au contraire, une rudesse pleine de dédain ; — il a bavardé avec moi parce que la langue lui démangeait sans doute. Les maîtres sont tous les mêmes : est-ce qu’ils comprennent quelque chose ?

— Comment comprendraient-ils quelque chose ! lui dit son interlocuteur, et, ayant secoué leurs bonnets et abaissé leurs ceintures, ils se mirent à causer tous deux des affaires de la commune.

  1. Ce mot peut signifier « l’univers » et « l’assemblée communale. » — Les anciennes légendes disent que l’univers est soutenu par trois poissons.