Page:Tousseul - Aux hommes de bonne volonté, 1921.djvu/69

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Des morts me rendent visite, des morts plus proches et plus tragiques : je ne puis échapper à l’obsession. Les centaines d’assassinés de chez nous, abattus sous une rafale de balles, il y a cinq ans, et dont j’entendis l’appel prolongé malgré le ronflement des incendies et le crépitement des mitrailleuses ; ce voisin dont une balle vida le crâne à cinq pas de mon seuil ; ce cadavre trouvé dans un champ de betteraves et qui avait des yeux de poisson mort ; ces trois corps anonymes que j’ai recouverts de chaux ; ce noyé blème et gonflé dont la bouche exhalait des bulles et dont la barbe — qui avait poussé dans l’eau, peut-être — noircissait les joues comme des algues ; ce soldat, qui était allé mourir derrière un dizeau en serrant le portrait de son gosse contre sa poitrine ouverte et déjà pleine de vers ; ce soldat encore, rapporté d’une escarmouche, un tout petit trou saigneux dans le ventre, et que réclamait sa femme avec des cris de louve en furie ; ce lieutenant, que j’avais connu à l’école, et dont une balle arrêta les gestes épiques de l’assaut, là-bas, dans les boues rouges des Flandres.

Des morts ! En voici des théories sans fin : des faces saignantes, des faces exsangues, des faces trouées et qui ont l’air de rire ; des décapités, des manchots, des culs-de-jatte, des aveugles ; des noyés dans l’eau ou la boue ; des morts verdis, des morts pourris, des morts raidis comme des mannequins, par le gel, des morts carbonisés, des morts de faim… Voici des bras, des jambes, des têtes… Voici des croix, des croix partout, à l’Est, à l’Ouest, au Sud, ici, dans les autres continents. Le centre de l’Europe a une frontière circulaire de croix ! Et les noyés des mers et des boues n’en ont pas… La procession est infinie ; il y en a pour des semaines, et des semaines, paraît-il. Ils sont dix millions, ils passent avec des râles, dans un cliquetis de casques et de