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SOUVENIRS

le ver à soie dans son cocon, et qui n’aiment pas à se laisser deviner dans ce travail de dévidage.

Chenillion, en praticien exercé, avait choisi le meilleur coin pour observer son modèle dans le blanc des yeux ; et c’est là ce qui gênait Sainte-Beuve, de trouver toujours ce regard inquisiteur et malin, à l’endroit même où son rayon visuel ne rencontrait que des livres amis et qui lui souriaient. L’œil ne se posait plus avec confiance sur cette nature vivante qui obstruait et gâtait le calme habituel de la nature morte. Par moment, Sainte-Beuve baissait le rideau devant l’artiste : il se couvrait le visage de ses deux mains, pour échapper à l’obsession.

Celui-ci alors luttait de ruse. Il se levait, comme pour se reposer, ce qui dérangeait encore plus Sainte-Beuve, qui lui faisait le geste de se rasseoir. Chenillion reprenait sa place sur son petit tabouret ou s’accroupissait sur le parquet, sa maquette à la main, l’œil sur son modèle, qu’il avait forcé à se découvrir.

Le moment gai pour Chenillion était celui où Sainte-Beuve déjeunait. On lui apportait, sur les midi et demi, dans sa chambre, un plateau : il n’avait qu’à changer de place et de table. — Depuis qu’il était malade, il déjeunait plus solidement, sur le conseil de l’homéopathe Milcent, qui lui avait dit : « Faites-vous de la végétation[1]. » Quelquefois il continuait, même en déjeunant, de dicter ou de se faire lire. Mais, quand Chenillion (Hait là, il y avait détente : on causait. L’artiste avait fréquenté dans sa jeunesse l’atelier de Charlet : il ra-

  1. Sainte-Beuve avait consulté l’homéopathie pour ne pas faire de peine à son ami et cousin d’Alton-Shée, qui y avait rais une obstination d’aveugle, et s’était presque fâché pu trouvant au premier mot de la résistance.