Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, I.djvu/264

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cette religion, se répandirent dans les esprits ; le riche fut adouci, le pauvre fut secouru et consolé. Dans une religion qui se déclarait la protectrice des pauvres, il était naturel que les prédicateurs, en se livrant à l’ardeur de leur zèle, adoptassent une opinion qui était devenue le cri du pauvre, et que, n’envisageant point le prêt à intérêt en lui-même et dans ses principes, ils le confondissent avec la dureté des poursuites exercées contre les débiteurs insolvables. De là, dans les anciens docteurs de l’Église, cette tendance à regarder le prêt à intérêt comme illicite : tendance qui cependant n’alla pas (et il est important de le remarquer ) jusqu’à regarder cette opinion comme essentiellement liée avec la foi. Le droit romain, tel que nous l’avons, rédigé dans un temps où le christianisme était la seule religion de l’empire, et dans lequel le prêta intérêt est expressément autorisé, prouve incontestablement que ce prêt n’était point proscrit par la religion.

Cependant l’opinion la plus rigide et la plus populaire prit peu à peu le dessus, et le plus grand nombre des théologiens s’y rangea, surtout dans les siècles d’ignorance qui suivirent ; mais tandis que le cri des peuples contre le prêt à intérêt le faisait proscrire, l’impossibilité de l’abolir entièrement fit imaginer la subtilité de l’aliénation du capital, et c’est ce système qui, étant devenu presque général parmi les théologiens, a été adopté aussi par les jurisconsultes, à raison de l’influence beaucoup trop grande qu’ont eue sur notre jurisprudence et notre législation les principes du droit canon.

Dans cette espèce de génération des opinions contraires au prêt à intérêt, on voit que les peuples poursuivis par d’impitoyables créanciers ont imputé leur malheur à l’usure et l’ont regardée d’un œil de haine ; que les personnes pieuses et les prédicateurs ont partagé cette impression et déclamé contre l’usure ; que les théologiens, persuadés par ce cri général que l’usure était condamnable en elle-même, ont cherché des raisons pour prouver qu’elle devait être condamnée, et qu’ils en ont trouvé mille mauvaises, parce qu’il était impossible d’en trouver une bonne ; qu’enfin les jurisconsultes, entraînés par leur respect pour les décisions des théologiens, ont introduit les mêmes principes dans notre législation.