Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, I.djvu/428

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1o  Un fondateur est un homme qui veut éterniser l’effet de ses volontés : or, quand on lui supposerait toujours les intentions les plus pures, combien n’a-t-on pas de raisons de se défier de ses lumières ? Combien n’est-il pas aisé de faire le mal en voulant faire le bien ? Prévoir avec certitude si un établissement produira l’effet qu’on s’en est promis, et n’en aura pas un tout contraire ; démêler à travers l’illusion d’un bien prochain et apparent, les maux réels qu’un long enchaînement de causes ignorées amènera à sa suite ; connaître les véritables plaies de la société, remonter à leurs causes ; distinguer les remèdes des palliatifs ; se défendre enfin des prestiges de la séduction ; porter un regard sévère et tranquille sur un projet, au milieu de cette atmosphère de gloire dont les éloges d’un public aveugle et notre propre enthousiasme nous le montrent environné : ce serait l’effort du plus profond génie, et peut-être les sciences politiques ne sont-elles pas encore assez avancées de nos jours pour y réussir. Souvent on présente à quelques particuliers des secours contre un mal dont la cause est générale, et quelquefois le remède même qu’on voudrait opposer à l’effet augmente l’influence de la cause[1]. Nous avons un exemple frappant de cette espèce de maladresse, dans quelques maisons destinées à servir d’asile aux femmes repenties. Il faut faire preuve de débauche pour y entrer. Je sais bien que cette précaution a dû être imaginée pour empêcher que la fondation ne soit détournée à d’autres objets ; mais cela seul ne prouve-t-il pas que ce n’était point par de pareils établissements, étrangers aux véritables causes du libertinage, qu’il fallait le combattre ? Ce que j’ai dit du libertinage est vrai de la pauvreté. Le pauvre a des droits incontestables sur l’abondance du riche ; l’humanité, la religion, nous font également un devoir de soulager nos semblables dans le malheur : c’est pour accomplir ces devoirs indispensables que tant d’établissements de charité ont été élevés dans le monde chrétien pour soulager des besoins de toute espèce ; que des pauvres sans nombre sont rassemblés dans des hôpitaux, nourris à la porte des couvents par des distributions journalières.

  1. Tel est le résultat qu’a produit, par exemple, l’institution des hospices d’Enfants-Trouvés. Antérieurement à 1811, il n’existait pas d’établissement de ce genre à Mayence, et il ne se présentait par année qu’un ou deux cas d’abandon. On y fonde un hospice, et trois ou quatre mois après son ouverture, il y avait eu 516 admissions. (E. D.)