Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, I.djvu/503

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voie de Rochefort, la liberté sollicitée par Rochefort ne fera rien perdre à La Rochelle ; mais si, par la nature des choses, les avantages des acheteurs et des vendeurs les attiraient par préférence à Rochefort, il serait injuste de leur en ôter la faculté. Userait injuste de sacrifier à l’intérêt des habitants de La Rochelle, non-seulement ceux de Rochefort, qui sont comme eux Français, enfants de l’État, et qui ont les mêmes droits à la protection du souverain, mais encore ceux de la Saintonge, de l’Angoumois, du Poitou, du Limousin, qui, par leur nombre et par leurs richesses, sont d’un tout autre poids dans la balance. Ce ne serait pas seulement une injustice, ce serait une erreur politique très-funeste, et qui tendrait à sacrifier à un très-petit intérêt particulier les productions et les revenus de plusieurs provinces, et à diminuer la somme des richesses de l’État. Cette injustice et cette erreur seraient précisément du même genre que celles par lesquelles un administrateur se refuserait à l’ouverture d’un chemin commode, plus court et plus doux, et praticable à toutes sortes de voitures, dans la crainte de nuire à quelques aubergistes placés sur une route longue, escarpée, et où le commerce ne pourrait se faire qu’à dos de mulet. Il ne s’ouvre aucune route, il ne se creuse aucun canal, aucun port, il ne se fait aucune amélioration dans quelque genre que ce soit, sans qu’il en résulte quelque préjudice pour quelque particulier ; mais le bien général l’emporte et doit l’emporter. Quand ce bien général exige que le particulier perde sa propriété, l’État doit l’en indemniser, ou plutôt remplacer cette propriété par une propriété équivalente. Quand, en conservant sa propriété, le particulier ne perd qu’un avantage accidentel, étranger à sa propriété, qui ne tenait qu’à l’usage libre que d’autres faisaient de leur propriété, et qui ne cesse que par ce même usage libre de la propriété, l’État ne lui doit pas même de dédommagement ; à plus forte raison ne lui doit-il pas de contraindre la liberté d’autrui pour lui conserver cet avantage accidentel et passager par sa nature.

Je vous avoue, monsieur, que l’évidence de ces principes me paraît telle qu’il est également facile et superflu de les démontrer. Je dois croire que vous en êtes aussi convaincu que moi, et peut-être dois-je vous prier de me pardonner l’indiscrétion avec laquelle je vous présente des réflexions dont vous ne devez pas avoir besoin, et que vous ne me demandez pas. L’importance de l’objet pour l’avantage de cette province me servira d’excuse. Je suis avec respect, etc.