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Après tant d’années, je m’aperçois que je m’étais trompé sur le compte d’Ève. Décidément il vaut mieux vivre avec elle en dehors du Jardin que sans elle à l’intérieur des portes. Au commencement, je la trouvais trop bavarde ; maintenant, je serais désolé de ne pas entendre sa voix !

Bénie soit la catastrophe qui m’a uni à elle en me révélant la bonté de son cœur et le charme de son caractère !

Ceci est mon testament pour le genre humain. — Nous voilà maintenant, Ève et moi, pourvus d’une bande de filles et de garçons…

L’heure est venue de nous reposer et de céder la place à notre grouillante progéniture en lui laissant le soin de perpétuer ma race.

Ève, se fait vieille en effet ; elle n’élève plus de poissons et n’a plus envie d’attraper ni kangourous, ni ours ; moins jolie qu’il y a dix ans, elle a perdu l’éclat de sa chevelure et la blancheur de lait de son corps (probablement aussi ses illusions). Son cœur seul n’a pas varié : il reste le trésor de ma vieillesse et n’a pas revêtu ces rides disgracieuses que je déplore tant sur le visage d’Ève (du moins s’il en a, je ne les vois pas).

Moi, j’ai fini par trouver que tous les jours pourraient bien être des dimanches ; je me déplace difficilement et peux à peine trainer mes jambes affaiblies à la chasse. Bref, je me sens devenir « un pauvre vieux marcheur ».

Je me contenterai donc de surveiller ma progéniture et de vivre sur mes souvenirs en songeant aux jours bénis où Ève me poursuivait dans les recoins de mon abri !

Mes fils paraissent plus dégourdis que moi ; ils ont avantageusement interverti les rôles et n’attendent plus que leurs compagnes viennent les relancer ; ils prennent les devants !

C’est le résultat fatal de l’évolution de ma race.

Je cède donc le pas à ma progéniture ardente je lègue à mes enfants mes « pouvoirs chancelants ». Ils sont jeunes, qu’ils en profitent ; qu’ils portent haut et fier l’étendard Adamiensis ! « Go on, Caïn ; Go on Abel ! »

MARK TWAIN

(Traduit par F. de Gail.)