Page:Twain - Le Journal d'Adam, paru dans Les Nouvelles littéraires du 27 avril 1935.djvu/6

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beaucoup ; elle prétend que l’herbe ne lui convient pas et elle craint de ne pouvoir l’élever ; elle croit qu’il faut la nourrir de chair corrompue. Ma foi, tant pis pour la buse ; il faut qu’elle se contente de ce qu’on lui donne. Nous ne pouvons changer tous les plans qui existent, pour la satisfaction de la buse.

Samedi. — Elle est tombée hier dans le vivier, en se mirant dans l’eau, ce qui est son habitude. Elle a failli suffoquer et dit que c’est fort désagréable ; cette expérience l’a rendue compatissante pour les créatures qui vivent dans l’eau et qu’elle appelle « poissons ». Car elle continue à donner des noms aux êtres qui n’en ont nul besoin. Ces êtres ne viennent pas lorsqu’on les appelle, mais elle trouve cela charmant tant elle est sotte.

Dimanche. — Encore son dimanche ! Ouf !

Mardi. — La voilà occupée d’un serpent, maintenant ! Les autres animaux en sont enchantés, car elle les ennuyait à force de faire des études sur eux. Moi je suis également satisfait, le serpent parle et c’est un repos pour moi.

Vendredi. — Elle dit que le serpent lui conseille de goûter au fruit de cet arbre ; qu’en le mangeant elle trouvera une instruction soignée, choisie, et sans bornes. À quoi j’ai répondu qu’il y aurait un autre résultat, celui d’introduire la mort dans le monde.

C’est une faute : j’aurais mieux fait de garder ma réflexion ; elle y a trouvé un avantage : celui de donner de la viande fraîche aux lions et aux tigres attristés, et de sauver la buse malade. Je l’ai engagée à se défier de l’arbre ; elle ne veut pas. Je prévois des ennuis, mais j’émigrerai.

Mercredi. — J’ai des plaisirs variés ! Je me suis sauvé cette nuit à cheval ; j’ai galopé tant que j’ai pu, espérant sortir du Jardin et me cacher dans un autre pays, avant que les ennuis ne me tombent dessus ; mais j’ai échoué. Environ une heure après l’aurore, comme je traversais à cheval une plaine fleurie où des milliers d’animaux paissaient, sommeillaient ou s’amusaient à cœur joie, tout à coup se déchaîna autour de moi une tempête effroyable ; la plaine se transforma en un chaos tumultueux où les animaux se dévoraient entre eux. Je compris le sens de ce bouleversement. Ève avait mangé ce fruit,