Page:Twain - Le prince et le pauvre, trad Largilière, 1883.djvu/19

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tures romanesques ; les grandes affaires du royaume pour rire se discutaient en conseil royal, et Sa Majesté pour rire rendait des décrets qui mettaient en branle ses armées, ses vaisseaux et ses vice-royautés imaginaires.

Après cela il s’en allait, couvert de loques, mendier quelques farthings, dévorer une croûte de pain dur, recevoir ses gifles et ses bourrades accoutumées, s’étendre sur sa poignée de paille infecte, et se replonger en rêve dans ses vaines grandeurs.

Malgré tout, son désir de voir un vrai prince en chair et en os allait croissant de jour en jour, de semaine en semaine, si bien que cette idée l’emporta pour lui sur toute autre et devint l’unique préoccupation de sa vie.

Un matin de janvier, comme il faisait sa ronde habituelle en tendant la main, il parcourut désespérément, pendant plusieurs heures, le quartier qui avoisine Mincing Lane et Little East Cheap. Il était pieds nus, transi, et dévorait des yeux les énormes pâtés de porc et autres tentations exposées aux fenêtres des gargottes. C’était là — son odorat le lui disait suffisamment — des mets exquis faits exprès pour les anges et que lui, pauvre diable, n’avait jamais eu le bonheur de goûter du bout de la langue. Une pluie fine et glacée perçait ses vêtements ; l’atmosphère était lourde, le ciel sombre, les rues mélancoliques. Quand vint la nuit, Tom arriva chez lui, si complètement trempé, si harassé, si affamé, que son père et sa grand’mère remarquèrent son triste état et s’en émurent à leur manière : on lui donna double ration de soufflets, et on l’envoya au lit.

Pendant longtemps la douleur et la faim, les jurons et les batailles qui faisaient trembler la maison, le