Page:Twain - Le prince et le pauvre, trad Largilière, 1883.djvu/35

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rude et orageuse. Le prince sans abri, l’héritier du trône sans asile marchait toujours, s’engageant à chaque pas plus avant dans le réseau d’allées sordides où se massaient et se tassaient les ruches bourdonnantes de la pauvreté et du vice.

Tout à coup un grand gaillard ivre le saisit au collet.

— Ah ! je t’y prends, ricana-t-il. Encore dehors à cette heure de la nuit ! Et tu ne rapportes pas un farthing, je gage. Si je ne te casse pas tous les os de ton squelette de corps, c’est que je ne m’appelle plus John Canty.

Le prince s’arracha à l’étreinte, épousseta inconsciemment son épaule profanée, et s’écria avec chaleur :

— Quoi ! vous êtes son père ! Se peut-il ? Dieu soit béni ! Vous allez le chercher et me reconduire !

Son père ? Ah ! ça, que signifie ceci ? Je ne suis pas son père, mais ton père, et tu vas t’en apercevoir.

— Oh ! ne raillez pas, ne tardez pas ! Je suis exténué, je suis blessé, je n’en puis plus. Menez-moi chez le roi mon père ; il vous donnera plus d’or que vous n’en avez jamais vu dans vos rêves les plus beaux. Croyez-moi, brave homme, croyez-moi ! Je ne mens pas, je dis la vérité, rien que la vérité. Donnez-moi la main, sauvez-moi, je suis le prince de Galles.

L’homme regarda l’enfant avec stupéfaction et le toisa ; puis il hocha la tête et murmura :

— Si tu n’es pas plus fou que ceux qui sont à Bedlam[1] !

Et le reprenant au collet, il ajouta avec un rire hideux entrecoupé de jurons :

  1. Le Bicêtre de Londres. Hospice pour les fous et les condamnés.