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UNE VIE BIEN REMPLIE

il me traita, avec bonhomie, de mauviette ; c’était honteux de s’embarrasser de manger pour une absence de quatre à cinq heures ; quand la faim me prit, nous nous assimes sur la mousse du fossé, au pied d’un chêne. Je développai mon pain, mes pommes et mes noix, que je me mis à attaquer doucement en lui disant : C’est réellement bon quand on a faim ; c’est bien ennuyeux que vous trouviez qu’il faut être une mauviette pour manger entre les repas, car nous aurions partagé ; il me dit alors, de bonne humeur : Vous avez raison, c’est moi qui suis une vieille bête ; donnez-moi du pain et des pommes, mais ne le dites pas à ma femme (c’est curieux, cette sorte d’amour-propre chez des gens de bien).

Dans cette forêt, nous vîmes passer le mâle et la femelle sanglier, suivis de leurs petits ; ils eurent plutôt peur de nous, alors que nous nous sauvions ; ces animaux ne sont pas méchants quand on ne leur fait pas de mal.

Au printemps, je quittai ces bons patrons, l’autre bourrelier du pays n’était pas de même ; son ouvrier ayant voulu partir avec moi, il ne lui donna que dix francs, alors qu’il lui en devant 48 ; il est allé trouver le maire, qui lui a répondu que le patron avait raison, parce que, en l’occupant l’hiver, il avait compté qu’il resterait l’été (il était payé 12 francs par mois).

Néanmoins, chaussé de sabots, il partit avec moi jusqu’au Puits-Notre-Dame.

Je ne fis que passer à Tours ; la ville était bien belle, avec son pont admirable ; mais je voulais voir du pays.

À Saumur, on demandait un jeune ouvrier pour le Puits-Notre-Dame. J’y allai travailler chez de jeunes patrons de bonne humeur qui s’aimaient ; cependant, lui buvait de trop. Dans ce joli pays, tout le monde était gai ; les filles infatigables à la danse ; on dansait sur la route dans la journée du dimanche, et le soir au bal.

En avril, un prédicateur était venu prêcher ; tout le monde allait le voir et l’entendre ; des enfants, filles et garçons, chantaient. La partie du chœur était bien éclairée, mais l’entrée de l’église était dans l’obscurité ; aussi les filles et les garçons ne se gênaient pas pour s’embrasser ; il y avait plus de baisers de donnés que de conversions faites par le prédicateur.