Page:Une Vie bien remplie (A. Corsin,1913).djvu/47

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
43
UNE VIE BIEN REMPLIE

mieux me retourner ; j’écoutais ces paroles distraitement, je voulais aller sur mer ; justement il y avait un bateau, appelé Jacques-Paul, qui partait le soir même pour Bordeaux.

Je pris de suite un billet pour 6 francs ; j’achetai pour 14 sous de provisions, savoir : pain et saucisson, et 5 sous de vin blanc mélangé avec un peu d’eau-de-vie ; avec cela, je ne devais pas avoir le mal de mer, m’avait-on dit.

La descente de la Loire fut admirable ; à l’embouchure, un passager se mit à jouer sur son violon, des valses et quadrilles, et une vingtaines de passagers se mirent à se trémousser ; je prenais une large part à ces ébats, quand un coup de vent m’enleva mon chapeau neuf de 3 fr. 50, dont je venais de me couvrir après la danse finie.

Quand la nuit vint, on était en pleine mer ; le mal commença à se faire sentir ; beaucoup se contentaient d’aller s’appuyer au bordage, mais d’autres, dont j’étais du nombre, et qui ne pouvaient payer leur tribut à la mer, étaient malades à en mourir. Pour si beau que ce soit de voir la mer pour la première fois, quand la fraîcheur de la nuit vint, on entra dans la cabine située sur le pont ; au milieu il y avait une longue table et, faisant le tour, des banquettes pouvant permettre à une trentaine de personnes de s’asseoir ; sur cette table étaient posés les colis des voyageurs ; très malade, j’avais la tête appuyée sur mon paquet, lorsque tous les colis tombèrent, les voyageurs furent renversés ; on courut sur le pont ; ce n’était qu’une grosse vague qui avait couché le bateau sur le côté ; le capitaine donna ordre que tout le monde rentre dans la cabine ; l’un des voyageurs nous consola en nous disant qu’il n’y avait pas de danger, mais cependant que le vieux bateau avait le cul trop lourd ; en effet, après s’être levé de l’avant, il retombait lourdement sur l’eau, avec un bruit de « floc », comme si l’on avait laissé tomber de haut une immense planche sur l’eau.

Enfin, malade, n’en pouvant plus, blotti sur le banc de la cabine, je me couchai dans une boîte ; sur trois rangs étaient disposés des casiers comme ceux des épiciers, où on met les pommes de terre, les haricots secs ; dans chacune de ces boîtes, il y avait une sorte de sac, noir comme la suie, con-