Page:Urfé - L’Astrée, Première partie, 1631.djvu/23

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paya despuis avec tant d’ennuis,de regrets et de larmes.

De fortune, ce jour l’amoureux berger s’estant leve fort matin pour entretenir ses pensées, laissant paistre l’herbe moins foulée à ses troupeaux, s’alla asseoir sur le bord de la tortueuse riviere de Lignon, attendant la venue de sa belle bergere, qui ne tarda guere apres luy, car esveillée d’un soupcon trop cuisant, elle n’avait peu clorre l’oeil de toute la nuict. A peine le Soleil commengoit de dorer le hauct des montaignes d’Isoure et de Marcilly, quand le berger aperceut de loing un troupeau qu’il recogneut bien tost pour celuy d’Astrée. Car outre que Melampe, chien tant aimé de sa bergere, aussi tost qu’il le vid, le vint follastrement caresser, encore remarqua-t’il la brebis plus cherie de sa maistresse, quoye qu’elle ne portast ce matin les rubans de diverses couleurs qu’elle souloit avoir à la teste en façon de guirlande, parce que la bergere atteinte de trop de desplaisir, ne s’estoit donne le loisir de l’agencer comme de coustume. Elle venoit apres assez lentement, et comme on pouvoit juger à ses façons, elle avoit quelque chose en l’ame qui l’affligeoit beaucoup, et laravissoit tellement en ses pensées, que fust par megarde ou autrement, passant assez pres du berger, eile ne tourna pas seulement les yeux vers le lieu où il estoit, et s’alla asseoir assez loing de làsur le bord de la riviere. Celadon sans y prendre garde, croyantqu’elle ne l’eust veu, et qu’elle l’allast chercher où il avoit accoustumé de l’attendre, r’assemblant ses brebis avec sa houlette, les chassa apres elle, qui desjà s’estant assise contre un vieux tronc, le coude appuyé sur le genouil, la joue sur la main, se soustenoit la teste et, demeuroit tellement pensive, que si Celadon n’eust este plus qu’aveugle en son mal-heur, il eust bien aisement veu que cette tristesse