Page:Uzanne - Contes pour les bibliophiles, 1895.djvu/121

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Turenne dans la peau d’un seul homme, un chef d’armée merveilleux, joignant au coup d’œil de l’aigle une foudroyante rapidité de conception !… Par malheur, ce grand homme de guerre serait poltron comme un lièvre, et par là ses qualités seraient à jamais restées inutiles, si je ne m’étais trouvé tout à point pour les exploiter à mon profit. Et alors Ricou, que je tiens par on ne sait quels moyens sous ma domination, que je traîne à ma suite comme un esclave et que je force à travailler, serait la tête qui conçoit et moi seulement le bras qui exécute. Mes batailles sont de lui, je ne fais que suivre ses inspirations ; à moi les dangers, mais aussi à moi la gloire et à lui rien, ou de maigres appointements que je lui marchande ! C’est ridicule ! Le vrai, c’est que, en effet, Ricou n’aime pas les coups, c’est un pacifique homme de lettres, et j’ai beaucoup de peine à lui faire suivre d’assez près les opérations de Bellone pour qu’il puisse distinguer quelque peu les mouvements dont il doit parler dans mes ordres du jour…

En attendant, si Ricou me fait la mauvaise farce d’être vraiment malade, je lui supprime ses appointements !

10 octobre. — J’ai eu depuis huit jours des séries de maux de tête et de malaises. Et il me faut travailler comme un nègre en ce moment.

On ne peut compter vraiment que sur soi, les gens sont si négligents aujourd’hui ; toujours travailler, étudier, surveiller, donner des ordres, faire rouler la machine, quel souci, bon Dieu, quels tracas ! Ah ! la vie tranquille, le repos, une simple maison à la campagne, Joséphine faisant son petit train-train autour de moi !… Et une rivière… Je lirais l’abbé Delille sous les saules et je pêcherais à la ligne ! Ah ! oui, il s’agit bien de tranquillité quand les intrigues de la perfide Albion et de la reine de Prusse viennent me susciter à tout bout de champ des ennemis…, et ceci et cela ! et l’Autriche et la Russie qu’il faut contenir, et les armées prussiennes qu’il faut écraser !…

Décidément ça ne va pas, c’est l’estomac… Je vais écrire à Larrey ; il doit être du côté de Schleiz, avec la grande ambulance. Je n’aime pas les médecins, mais j’ai un peu plus de confiance en celui-là que dans les autres : il y a si longtemps que nous travaillons ensemble !

Ma dépêche pour Larrey est partie ; je l’ai envoyée par six officiers d’état-major, chacun par une route différente.

J’ai des nouvelles de Mlle J. Il paraît qu’elle est tombée entre les mains de l’ennemi. Le maréchal des logis de l’escorte est arrivé tout seul, ayant eu grand’peine à s’échapper. C’est ce Blücher qui m’a fait cette farce ! Je le rattraperai ! Ça m’ennuie, Mlle J. a de faux airs de Joséphine, avec elle il n’y aurait que demi-infidélité…, je pouvais penser quand même à Joséphine… Qu’est-ce qu’elle peut rappeler à ce soudard de Blücher ?