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vertes qui furent des vases décoratifs, et de vieilles charmilles devenues un inextricable enchevêtrement de vigne vierge, de clématite, de chèvrefeuille, d’aristaloches.

Cette terrasse s’arrête à quelque vingt-cinq mètres, pour laisser passer un autre bras de la rivière qui court dans le parc, dessine des méandres capricieux à travers une prairie, passe sous des ponts rustiques et forme de petites îles gracieuses, les Islettes, qui ont donné le nom au château. L’une de ces islettes montrait, sortant d’un taillis bien peigné, un petit édicule ionique baptisé le Temple de la Nature, qui formait le pendant d’une vieille petite chapelle toute neuve, d’un faux style gothique, appelée l’Ermitage de la tendre Héloïse. Dans une troisième île plus petite, au sommet d’une grotte de rocaille, un petit Cupidon, inscrivant le mot Amour sur un cippe de marbre encadré de lierre, complétait l’ensemble : la Nature, la Religion, l’Amour ! En ces dernières années, il ne restait plus de Cupidon qu’une jambe verdie par la mousse, mais l’inscription était encore visible, ou plutôt les inscriptions, car à un certain moment l’inscription Amour fut grattée et remplacée par Philosophie, laquelle ne triompha pas longtemps, car, depuis 93 sans doute, le pauvre Cupidon, sans-culotte inconscient, inscrivait gravement sur son cippe le mot Civisme !

Le château s’aperçoit derrière une rangée d’ifs taillés ; c’est une très simple bâtisse, une longue façade sans profondeur, avec un pavillon central à fronton et deux pavillons d’angle un peu en avant-corps, décorés de pilastres entre les hautes fenêtres à petits carreaux. Un seul étage en grande partie mansardé et prenant une bonne partie des combles.

En arrivant par le pont, on aperçoit, à travers le vitrage de la porte, les verdures du parc de l’autre côté ; et, le soir, quand, derrière les massifs arrondis, derrière les peupliers des prés, le soleil se couche, le château paraît transparent et illuminé du haut en bas ; il redevient presque jeune, presque gai, et perd pour un instant son aspect de maison oubliée languissant dans les mélancolies de la vieillesse.

Voici le cadre ; fermons un instant les yeux, et reportons-nous à cent ans en arrière, quand tout cela était jeune, les ifs, les charmilles et le château, alors que cet Almanach des Muses, dans toute la fraîcheur de son papier, était lu sous ces ombrages par de jolis yeux et manié par de gracieuses mains serties de dentelles. Les personnages, on les devine, on les voit. Ce fut par un bel après-midi d’été, en juillet, peut-être le 14, un mardi consacré dans le calendrier, — plaisanterie du hasard, — à saint Bonaventure, sous cette charmille à présent vermoulue, que commença le dialogue à coups de versiculets entre Elle et Lui.

Ils sont là tous les deux, Elle allongée languissamment sur le banc de bois, le col, légèrement décolleté, caressé par de petits éclats de soleil et chatouillé par des bouquets de chèvrefeuille ; Lui assis à