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Page:Uzanne - Contes pour les bibliophiles, 1895.djvu/170

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— Chut ! modérez votre indignation… modère, modère, citoyen Picolet, on peut t’entendre !

— Les… les… enfin, je ravale mes épithètes, mais elles restent en dedans, elles subsistent… enfin, ils ont l’idée… inqualifiable d’installer une fabrique de poudre ici ! une poudrière, dom Poirier, une poudrière sous la bibliothèque, un volcan sous les rayons chargés d’œuvres considérables, honneur et gloire de l’esprit humain, de tant de manuscrits, chroniques, chartes et documents précieux pour l’histoire !

— Hélas !

— Nous sauterons, dom Poirier, je vous le dis, nous sauterons, c’est sûr !… Regardez-moi ces sectionnaires à pipes qui passent dans les cours… Des pipes, je trouvais déjà cela monstrueux ici, mais des poudres et salpêtres !… c’est la fin, nous sauterons forcément…

— Je n’en doute pas plus que vous.

— Mais je proteste, clama M. Picolet, je proteste… c’est trop ! c’est trop !

— Taisez-vous donc ! Nous sauterons, eh bien, est-ce que nous ne voyons pas tout sauter autour de nous ? les trônes, les institutions et…

Dom Poirier baissa la voix.

— Et les têtes ? acheva-t-il.

— Je proteste ! je proteste ! les troncs, ça se raccommode ! les institutions, ça se relève ! les têtes… ah ! non, les têtes, ça ne repousse pas, mais il en pousse d’autres, enfin, tandis que nos manuscrits, nos chartes, nos documents des siècles passés, une fois brûlés, citoyen Poirier, une fois brûlés, c’est fini… je proteste au nom de la science, au nom de l’histoire, au…

— Ne montez pas tant que cela sur vos ergots, citoyen Picolet, vous allez vous faire raccourcir, et moi en même temps, et ça ne sauvera pas nos manuscrits, chartes, diplômes, documents, tandis qu’en tâchant de durer le plus longtemps possible pour veiller sur eux, nous pourrons encore conserver une très petite, très faible, très mince espérance. C’est pour cette espérance qu’il faut vivre et tacher de ne pas nous faire raccourcir, comme on dit dans la belle langue de notre charmante époque !

La colère du citoyen Picolet tomba subitement ; sa figure, d’écarlate qu’elle était devenue, blêmit, ses jambes semblèrent flageoler, et il se laissa tomber sur une chaise.

C’était en l’an II de la République une et indivisible, dans une des salles de la bibliothèque de l’Abbaye bénédictine de Saint-Germain-des-Prés, qu’avait lieu ce colloque subversif entre le ci-devant dom Poirier, le dernier moine de l’Abbaye supprimée, et le paisible M. Louis Picolet, homme de lettres, rat de bibliothèque, devenu le citoyen