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Page:Uzanne - Contes pour les bibliophiles, 1895.djvu/198

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La figure du Chevalier Kerhany était bouleversée ; ses yeux demi-morts avaient repris un éclat surprenant ; ses lèvres s’agitaient d’étonnement, et une légère sueur ravinait son visage.

— Vous avez un tel tableau de Fragonnard ! exclamait-il avec admiration ; un sujet si bien traité par un tel maître, — que ce doit être piquant, espiègle, délicatement compris !

Il s’approchait plus près, me demandant des détails ; il insistait sur les moindres choses, et dans l’ivresse de savoir et peut-être le désir de posséder plus tard, il m’accablait de prévenances.

Ayant voulu prendre par la curiosité cet érotomane effréné, j’avais touché juste ; il avait bondi à la description d’un sujet érotique, et déjà il s’apprêtait à me réclamer de nouveaux renseignements sur l’origine de cette œuvre d’art, lorsque la foule inonda le petit salon dans lequel nous nous trouvions retirés ; la valse venait de finir, le Chevalier fut enjuponné par quelques jolies femmes qui vinrent prendre place à ses côtés. — L’intimité était rompue.

Sur la fin de la soirée je le rencontrai, et, après un échange mutuel de politesses, il me remit sa carte en réassurant du plaisir qu’il éprouverait à me faire bientôt les honneurs de sa Bibliothèque.


III


Quelques jours après, je sonnais a l’huis du Chevalier de Kerhany, dont l’hôtel était situé sur le boulevard Haussman ; — un grand diable de laquais vêtu de panne écarlate vînt m’ouvrir. — Je traversai d’abord une vaste pièce, sorte d’atrium décoré en style pompéien, où se trouvaient rangés des meubles romains de tous les genres ; j’aperçus l’accubitum, le biclinium, le triclinium, orné de ses plaguia, le lectulus, et même le subselium, le seliquastrum, le scabellum et autres sièges fidèlement copiés d’après l’antique. — Le Chevalier était visible ; il se tenait dans un petit fumoir tendu de soie vieil or capitonnée de satin bleu. Il me reçut avec la plus grande cordialité, me félicitant de n’avoir pas craint de le déranger. Nous parlâmes art et littérature, ou plutôt femmes, car toute l’esthétique de mon Érotomane semblait se réunir et se résumer dans l’éternel féminin ; il ne voyait la musique, la poésie, la peinture que dans un sens de corrélation voluptueuse qu’il se plaisait à établir malgré lui entre tous les chefs-d’œuvre et l’amour des filles d’Ève ; — prenant chaque génie en particulier, il me montrait avec une verve passionnée que, dans les grandes manifestations de l’art, on pouvait répéter le mot d’un policier