Aller au contenu

Page:Uzanne - Contes pour les bibliophiles, 1895.djvu/226

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


II


Je rencontrai chez le comte W*** une société étrangère fort imprévue et dont il ne me serait jamais venu à l’idée de combiner les hétérogènes éléments de réunion, tant sa construction semblait extraordinaire et paradoxale.

Je fus présenté tour à tour à lord L***, le diplomate anglais poète et vice-roi des Indes, qui revenait d’une excursion à Constantinople, ainsi qu’à son secrétaire Edward G***, écrivain et observateur précieux, dont les articles sur les fakirs, à la Nineteenth Century eurent un si grand retentissement en Angleterre, il y a quelques années. Puis, je pus serrer la main du musicien populaire Johann S***, saluer le célèbre médecin physiologiste italien César L***, et m’incliner devant le général allemand de M***, sans oublier le chevalier N***, représentant alors à Vienne la politique romaine. Quelques nobles dames cosmopolites apportaient dans ce milieu vraiment étrange le charme de leur babillage polyglotte, et, parmi celles-ci, une très vieille femme, une nonagénaire active et spirituelle, sans grâces surannées ou ridicules, la mère de notre hôte, la bonne comtesse douairière de W***, dont je ne saurais oublier la verve ironique et la pétulance de langage, en un français de bonne marque et de haute saveur.

Durant le dîner, l’excellente douairière nous surprit tous par la netteté de ses souvenirs. Elle nous conta de la plus pittoresque manière des anecdotes, inédites assurément, sur le Prince de Metternich, sur M. de Talleyrand, sur le baron de Humboldt qu’elle avait connus étant toute jeune fille ; elle eut enfin la galanterie de me dire :

— J’ai vu, monsieur, votre terrible Bonaparte à Schœnbrunn, ainsi que Murat, Berthier, Bessière ; j’ai vu votre Grande Armée, et il me semble encore entendre le canon des Français qui fit si grand tapage sous nos murs en 1805 et 1808 ; mais le temps m’a donné de l’indulgence pour vos conquêtes, et je vous saurais presque gré aujourd’hui d’avoir apporté dans mes années d’adolescence cette angoisse dramatique si supérieure à tous les romans qui se mitonnent pendant la paix.

Après le café, le comte nous entraîna dans sa bibliothèque, énorme salle néo-gothique tapissée des plus belles éditions de provenance française, anglaise, hollandaise et italienne. Il nous montra des reliures du xvie siècle allemand d’une splendeur inconnue, des livres de Maïoli, de Grolier, des manuscrits enluminés par des disciples de Dürer, sinon