Page:Uzanne - Contes pour les bibliophiles, 1895.djvu/237

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médiocres et vides soirées de réception où l’on ne recueille que la fausse monnaie des grimaces et la banalité des phrases de politesse.

Lord L*** était mieux qu’un diplomate habile, discuté et discutable ; il se sentait au-dessus des finesses de la politique internationale, et son esprit de dilettante notait sensible qu’à la beauté des formes et des idées. Volontiers paradoxal, lettré comme le sont ses compatriotes quand ils ont passé par Oxford ou Cambridge et voyagé aux quatre coins du monde, il avait vu et lu immensément, et sa mémoire était prodigieuse, bien qu’il fût beau buveur et abusât fréquemment de tous ces excitants que Baudelaire nommait : les Paradis artificiels.

Un des plaisirs de ce singulier ambassadeur, qui fuyait le plus possible les contacts du monde officiel, était de s’entourer de quelques artistes ou littérateurs dont la cerébralité lui convenait et d’improviser des dîners d’été sans grand cérémonial dans les jardins de son palais du faubourg Saint-Honoré. Là, cet homme, généralement sombre et taciturne, s’éveillait, devenait humoriste et brillant conteur, et il n’est point un de ceux qui, l’ayant approché dans ces circonstances, n’ait conservé de cet esprit distingué et rare le plus intense souvenir.

Ce qui m’avait frappé particulièrement en lui, c’était son fatalisme, ses croyances au surnaturel, ses goûts mystérieux pour l’occultisme et ses théories sur l’irresponsabilité des êtres ici-bas. Nous connaissons, disait-il, les effets de bien des causes, mais nous ignorons souvent les causes de la plupart des effets ; nous suivons tous une destinée toute tracée, dont nous ne pouvons nous éloigner ; la vie est un purgatoire sinon un enfer ou nous purgeons la condamnation de fautes commises en des périodes antérieures dont nous n’avons plus ni la notion ni le souvenir ; la lutte généralement est vaine, nous sommes les forçats d’un bagne où la seule porte de sortie est celle de la mort, et, comme disait Proudhon, la fatalité est l’ordre absolu, la loi, le code, le fatum de la constitution de l’univers.

Un soir d’août 1888, nous dînions en tête à tête sur la terrasse en plein air, débarrassés de l’énervante observation des laquais gourmés en faction près de la table ; je me plus à rappeler au cher lord les conditions