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Page:Uzanne - Contes pour les bibliophiles, 1895.djvu/43

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Par une sombre nuit d’orage, un homme en blouse, muni d’un grand sac d’où semblaient s’échapper des gémissements étouffés, escalada le mur du jardin des Sigismond, se glissa dans les allées, pénétra dans une remise, prit une échelle et se hissa jusqu’à la hauteur d’une petite fenêtre aux vitres brisées donnant sur la bibliothèque. Poussant alors son sac à travers un carreau, il le vida dans l’intérieur et resta ensuite accoudé sur la fenêtre, l’oreille tournée vers l’intérieur, la figure contractée par un rictus.

Cet homme, c’était Raoul Guillemard ; le sac vidé dans la bibliothèque contenait six chats vigoureux achetés à Paris et préalablement soumis à une diète de quelques jours. Maintenant lancés sur les peuplades rongeuses chargées de la vengeance d’Éléonore, ils devaient jouer terriblement de la griffe et de la dent. Guillemard entendait leurs bonds et leurs miaulements de plaisir ; souriant à la pensée de l’infernal carnage, il regagna le jardin avec les mêmes précautions et refranchit le mur. Sa mauvaise étoile voulut qu’à ce moment Éléonore, éveillée par quelque bruit, ouvrit sa fenêtre et l’aperçut de loin à cheval sur le mur. Effrayé par ses cris, le bibliophile détala bien vite et ne rentra chez lui qu’après un long détour.

Le lendemain, il aperçut au-dessus du mur escaladé un grand écriteau bien en vue : Il y a des pièges à loups dans cette propriété. Mlle Sigismond, qu’il guettait par l’entre-bâillement d’un volet, paraissait tout agitée ; elle ne faisait qu’aller et venir. Sur le soir, il la vit invectiver dans sa cour un cadavre de chat pendu à un clou.

Raoul Guillemard laissa passer deux jours : la nuit du deuxième jour, deux hommes, au risque de se casser le cou, gagnèrent par le toit de Raoul le toit de la bibliothèque et entreprirent une mystérieuse besogne. L’un de ces hommes était le sympathique bibliophile lui-même, l’autre, un ouvrier couvreur amené de Paris presque au poids de l’or ; avec de vieilles tuiles bien sombres, ils raccommodaient le toit de la bibliothèque et bouchaient tous les trous ouverts par la scélératesse d’Éléonore.

C’était la lutte, car la légataire de Sigismond ne pouvait manquer de constater bien vite ces réparations subreptices. En effets à quelques matins de là, Éléonore, après avoir donné de sa fenêtre tous les signes d’une formidable stupéfaction, monta dans le grenier et enleva elle-même les tuiles rapportées, M. Guillemard fit revenir son couvreur, Éléonore détruisit encore ses réparations. Surexcité par la lutte, Raoul eut une idée de génie ; avec son ouvrier, il entreprit de couvrir de ciment le parquet du grenier. Ce travail leur prit six nuits, mais il fut bien exécuté ; dès qu’une partie du plancher était faite, Guillemard la recouvrait d’une couche épaisse de poussière et remettait en place les pots de fleurs de Mlle Sigismond. Des rigoles furent adroitement ménagées et dissimulées.