Page:Uzanne - Contes pour les bibliophiles, 1895.djvu/50

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spirits variés. — Pas une seule femme n’avait osé se risquer dans notre tabagie ; aussi, après avoir égrené nos plus gros rires sur des histoires fallacieuses dont quelques-unes très gauloises et même périphalliques, nous trouvions-nous alors tous assez amollis et largement distendus par la gaieté qui nous avait secoués deux heures durant de la gorge au nombril.

Nous nous sentions également las de bouquiner dans les vitrines de notre hôte, las de manier des maroquins signés et des éditions d’origine et de noble provenance, grisés par la vue des vignettes, étourdis par les ex-libris, hypnotisés par les marques typographiques à devises affinées par les doubles sens grecs, latins et français.

Une belle flambée d’automne, alimentée par la javelle et les branchages, mettait dans l’âtre une joyeuse pyrotechnie pétaradante, et nous nous étions approchés en cercle, les yeux dans la flamme, muets, rêveurs, dans une accalmie étrange. — Le petit Jean de Marconville, sortant de son engourdissement, avait tout a coup parlé avec une grande délicatesse des sensations troublantes de certaines heures noctures et de ce besoin étrange qu’on éprouve parfois à la campagne de se conter des choses de l’autre monde ; alors que le vent bruit au dehors dans la nuit noire et que, instinctivement, les uns près des autres, on se rapproche comme pour faire communier avec une sorte de volupté inquiète ses frissons sous-cutanés dans une même dévotion d’inconnu.

Chacun de nous constata la justesse de cette observation, et dans le centre de notre demi-cercle, devant la danse amollissante des flammes, il ne fut plus guère question que de surnaturel, de mystologie, d’influences occultes, d’aventures bizarres, d’évocations, de prescience et de fatalisme.

Les hommes apportent dans les causeries de ce genre moins de fièvre anagogique que la femme, moins de curiosité devant l’inconcevable, mais tous en général aiment à se montrer en coquetterie de bravoure avec l’inaccessible et à prouver par des histoires de mysticisme et de révélation, par des drames inexpliqués et inexplicables, la crânerie de leur rôle en telles et telles circonstances. — Ce fut bien vite entre nous presque un décameron d’étrangetés : spiritisme, apparitions, hypnotisme, visions, fantamasgories, théophanie, hallucinations et cauchemar, tout y passa. Chacun avait dans sa mémoire, sinon dans sa vie, des faits ténébreux, prestigieux ou maléfiques à donner en pâture à nos superstitions en éveil, et nous arrivâmes à une psychologie étourdissante qui eût fait pousser des cris de chauves-souris effarés aux aimables dames qui caquetaient dans les salons voisins.

Comme mon tour était venu d’exposer également un tableau de souvenirs personnels au milieu de cette galerie d’anecdotes diaboliques et stupéfiantes, je cherchai à donner la relation la plus simple et la plus véridique d’une curieuse rencontre de voyage, dont tout l’intérêt s’allu-