Page:Uzanne - Contes pour les bibliophiles, 1895.djvu/60

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Presque en même temps, a l’aide d’un jargon violemment guttural qui était tour à tour puérilement traînard et brièvement impératif, les deux ours soulevèrent leurs masses colossales et se dressèrent, épaule contre épaule, gueule à gueule, se mordant cruellement, tombant à terre et se redressant sous les commandements du grand-prêtre qui présidait à leurs ébats. J’assistai ainsi dans tous les détails et dans toutes les phases, grâce au bibliographe de Scaliger, à un puissant charnel congrès d’ours qui eût mis Berne en fête pour le plus grand scandale des chastes calvinistes.

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Pendant les quelques heures que je demeurai encore à Rotterdam, Van der Boëcken se révéla à moi sous les côtés les plus bizarres du monde. Non seulement rien ne lui était inconnu, mais il semblait encore avoir la prescience et la divination de toutes choses ; il lisait dans ma pensée, comme il eût fouillé dans mes poches.

Dans la soirée, ce digne patriarche daigna m’accompagner jusque une heure très avancée de la nuit dans tous les musicos les plus mal famés des vieux quartiers, mettant un plaisir juvénile a compromettre sa barbe vénérable dans ces paradis terrestres pour matelots, et, dans ces milieux pleins d’appas en cascades et de chants internationaux, je le vis pour mon seul esbattement suggérer mille incroyables folies à ces Dictériades de bas-fonds, des folies capables de faire pâlir l’ombre du pornographe Restif de La Bretonne et d’agiter la cendre cantharidée du divin Marquis.

Après avoir pris congé de lui, je trouvai, non sans saisissement, dans mes poches des paquets de cigares bagués de « nec plus ultra », des lettres de présentation pour Amsterdam et Harlem, et aussi une très mignonne édition du Quinte-Curce (1696) de Gronovius, dont les vignettes m’avaient ravi au cours de ma visite bouquinière à sa bibliothèque privée.

— Je ne sus jamais comment cet éminent prestidigitateur Put-Pocket avait pu, sans éveiller mon attention, bouder ainsi les profondes de mon pardessus de ses havanes et de son extrait d’érudition néerlandaise.

Le Gronovius figure sur mes rayons parmi mes livres, et je ne puis le prendre encore aujourd’hui sans songer à sa provenance occulte et à son origine presque diabolique.