Page:Uzanne - Contes pour les bibliophiles, 1895.djvu/69

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les jambes d’un vieil ami que je croyais bien loin. Avocat, docteur en droit, mais érudit et fantaisiste plutôt qu’homme de chicane, mon ami Larribe se consolait d’une obstinée pénurie de causes en plongeant délicieusement au plus profond des poudreux bouquins des bibliothèques, et prenait ainsi avec une douce philosophie son parti de la fameuse maladie, faulte d’argent passée chez lui à l’état chronique, lorsque tout à coup une occasion lui procurait une chaire bien appointée de professeur de droit français à l’Université de… Yeddo !

« Allez, malfaiteur, lui avais-je dit en guise d’adieu, allez corrompre ces braves Japonais, allez leur révéler les codes hérissés et ténébreux, pleins d’embûches pour les naïfs et percés pour les malins de petits sentiers circulant à l’aise entre les dix mille articles broussailleux… Oh ! comme je vous condamnerais à faire hara-kiri dès votre débarquement dans la terre du soleil levant si j’étais le Mikado !

— C’est lui qui m’appelle et me couvre d’or… Au revoir. »

Il était parti, et, pendant six années, je n’avais pas une seule fois entendu parler de lui. — Et je le retrouvais sur le boulevard, allègre et bien portant, un peu bruni seulement pour un ancien rat de bibliothèque.

« Et vous avez, j’espère, rapporté de là-bas, en plus des billets de banque, une riche collection de curiosités et d’objets d’art, bronzes et porcelaines, ivoires et bois sculptés, avec des et cætera nombreux ? Allons voir vos bibelots, n’est-ce pas ? Allons faire l’inventaire de vos caisses ?…

— Pas la moindre collection, mais mieux que cela, me dit mystérieusement Larribe ; j’ai rapporté une thèse à soutenir et un ami… Voici toujours l’ami… »

Il tira par le bras un monsieur qui, pendant notre entretien, était resté penché sur la vitrine du marchand de tableaux. Teint mat, petites moustaches noires, les yeux vifs tirés obliquement vers le haut de l’oreille, le monsieur était un Japonais, mais pas trop Japonais, c’est-à-dire quelque peu différent des petits hommes jaunes, aux allures presque simiesques dans leur veston européen, des bazars japonais de nos grandes villes. Celui-ci était plus grand et plus taillé selon nos idées, il parlait français sans trop d’accent, et me serra cordialement la main pendant que Larribe faisait d’un ton cérémonieux les présentations :

« Monsieur Ogata Ritzou, fils d’un daïmio de la province de Ksiou, de l’une des grandes maisons féodales du Japon, et, — contenez votre étonnement, — dernier descendant de nos fameux sires de Coucy… »

Pendant que je riais malgré moi, Larribe continua imperturbablement :

« … Mon ami et mon élève, avocat au barreau de Nangasaki !.. Êtes-vous remis de votre ébahissement ? Oui… mon Dieu oui, deux races puissantes et batailleuses, de leurs deux nobles sangs confondus, ont produit ce petit chicanous exotique ; voici le descendant des princes de